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Privilège parlementaire? Les liens familiaux au sein du Parlement du Canada
Matthew Godwin

L’histoire parlementaire canadienne est riche en exemples actuels et passés d’hommes et de femmes issus d’une dynastie familiale de politiciens. Curieusement toutefois, le monde universitaire s’est très peu intéressé au phénomène. Bien des questions sur les liens familiaux entre parlementaires demeurent sans réponse. Quel est le taux de parenté au sein du Parlement du Canada? Comment ce taux a-t-il évolué au fil du temps, et peut on expliquer cette évolution? Quels avantages les politiciens appartenant à une dynastie familiale possèdent-ils, et à quelles contraintes se heurtent-ils? Dans le présent article, l’auteur mesure la proportion des liens familiaux au sein de la Chambre basse du Parlement fédéral du Canada et présente des données sur ces liens familiaux depuis la première législature canadienne. Après avoir examiné les données d’ordre économique et électoral, il fait valoir que la diminution observable du taux de parenté au fil du temps pourrait s’expliquer par les changements apportés au système électoral afin d’en accroître la transparence et de le rendre socialement plus inclusif. Enfin, l’auteur conclut son article en suggérant des pistes en vue de recherches futures.

Taux de parenté depuis la première législature canadienne

L’analyse ci-après s’intéresse à la période qui s’échelonne de 1867, année où le Canada obtient de la GrandeBretagne le statut de Dominion, à l’élection fédérale de 2011. Elle présente des points de données (figure 1) en bleu (losanges) sur le « taux de parenté par rapport au nombre total de sièges », ce qui revient au pourcentage de députés dont au moins un membre de la famille a siégé à la Chambre des communes en proportion du nombre total de députés. Les points de données sur le « taux de parenté par rapport au nombre de députés élus pour chaque législature », en vert (triangles), illustrent le taux de députés « appartenant à une dynastie familiale » élus à la Chambre des communes lors d’une élection donnée. Manifestement, le taux de parenté au sein du Parlement du Canada recule de manière constante depuis la Confédération, exception faite de quelques légers écarts au fil du temps. Le présent article vise à explorer les causes de cette évolution.

Au total, 287 députés canadiens depuis la Confédération peuvent être considérés comme faisant partie d’une dynastie à cause de liens de filiation (par exemple, un père ayant siégé au Parlement avant sa fille, ou un petit-fils ayant suivi les traces de son grand-père). On peut notamment penser à James Woodsworth (qui deviendra ultérieurement le premier chef de la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC)), qui est élu député pour une première fois en 1921, pour la 14e législature. Sa fille, Winona Grace MacInnis, sera pour sa part élue députée du Nouveau Parti démocratique (NPD) en 1965, à la 27e législature.

Par ailleurs, 35 autres députés sont apparentés par le mariage. Winona Grace MacInnis était l’épouse d’Angus MacInnis, député de la FCC, qui a siégé en même temps que son père. Au début du XXe siècle, un certain nombre de députées étaient liées à d’autresdéputés par le mariage, notamment la députée conservatrice indépendante Martha Louise Black. Deuxième femme à accéder à la Chambre des communes, elle représente la circonscription de Yukon durant un mandat, celui de 1935, en remplacement de son mari malade. Ce dernier, George Black, représentera le Yukon de 1921 à 1945, sauf durant la législature de 1935. Plus récemment, un certain nombre de conjoints ont siégé concurremment à la Chambre des communes, les plus célèbres étant peut-être les députés de Toronto Jack Layton et Olivia Chow, qui ont siégé ensemble durant les législatures de 2006, de 2008 et de 2011.

Enfin, 95 députés de la Chambre des communes sont le frère ou la sœur de parlementaires actuels ou passés. Un exemple exceptionnel de ce type de lien est celui des trois frères Geoffrion, au Québec, qui se sont relayés dans la circonscription de Chambly-Verchères1 à trois reprises pour y siéger collectivement de 1867 à 19112.

Ainsi, on dénombre un total de 395 députés qui, depuis la Confédération, ont un lien familial avec un autre député ou un sénateur. Sur un ensemble de 4 206 députés élus pour la première fois, cela représente environ 9,39 %. Sur la période visée de 144 ans, le taux de parenté par siège varie de 21,35 % (3e législature) à 3,54 % (33e législature). Le taux de parenté par député varie, lui, de 17,97 % (2e législature) à 3,47 % (33e législature); ce taux se situe actuellement à 3,83 %.

La juxtaposition de ces deux lignes de tendance permet d’évaluer l’incidence sur le taux de parenté du renouvellement de la députation lors des élections. Fait intéressant, l’écart le plus marqué entre les deux lignes se situe dans la première moitié du graphique, à une période où le renouvellement était nettement plus accentué : à cette époque, pas moins de 40 élections partielles ont eu lieu pour combler des sièges devenus vacants au cours d’une législature. L’écart entre les lignes s’atténue à mesure que le rythme du renouvellement diminue. Voilà qui suggère une relation négative entre l’existence de liens familiaux et le renouvellement de la députation.

Malgré plusieurs écarts mineurs, le recul graduel est sans équivoque. Il reste maintenant à déterminer les causes de ce recul pour ainsi dire constant du taux de parenté.

Croissance démographique

À première vue, le recul du nombre de liens familiaux pourrait simplement s’expliquer par l’augmentation graduelle de la population canadienne depuis la Confédération. Alfred B. Clubok3 et coll. proposent une formule qui permet de clarifier cette relation dans le contexte états-unien; la même formule peut s’appliquer dans le présent cas.

Les résultats indiquent un écart important entre le nombre réel de députés ayant des proches pour chaque législature et celui auquel on aurait pu s’attendre en se fondant sur la croissance démographique. Ces résultats suggèrent l’influence de facteurs autres que la simple évolution démographique sur les liens familiaux au sein de la députation canadienne.

Bouleversements électoraux

Les partis politiques du Canada ont connu leur lot de bouleversements électoraux et de revers de fortune. Lorsqu’un parti – notamment le parti au pouvoir – perd un nombre considérable de sièges au profit d’un autre, on peut dès lors supposer que de nombreux députés faisant partie d’une dynastie familiale auront été défaits et céderont la place à une cohorte de députés fraîchement élus, donnant ainsi lieu à un « renouvellement » de la députation et à une réduction importante de la proportion de liens familiaux.

L’élection la plus transformatrice qui remet en cause cet argument est sans doute celle de 1993, où, hormis deux sièges, les progressistes-conservateurs alors au pouvoir ont été rayés de la carte électorale. Cette élection, toutefois, n’a eu aucune incidence sur le pourcentage de députés faisant partie d’une dynastie familiale à la Chambre des communes.

Il serait possible d’aborder cette question différemment, d’un point de vue opposé, en se demandant si les résultats électoraux peuvent expliquer un recul marqué du taux de parenté. La législature qui a suivi l’élection de 1908 a été caractérisée par l’une des baisses les plus importantes du taux de parenté à la Chambre des communes (plus de 4 %). Toutefois, l’élection même n’a entraîné que très peu de changements sur le plan politique. Le Parti libéral dirigé par sir Wilfrid Laurier était au pouvoir depuis 1896 et allait le demeurer après cette élection. Le nombre de sièges entre les deux grands partis a peu varié, les conservateurs n’ayant remporté que 10 sièges supplémentaires au pays et les libéraux n’ayant perdu que 3 sièges4. Il ne semble pas y avoir de corrélation entre les changements majeurs dans le taux de parenté et les bouleversements électoraux.

Accès à une charge politique

Si la croissance démographique et les bouleversements électoraux semblent avoir peu d’incidence sur le taux de parenté, il est possible toutefois que le nombre élevé de liens familiaux durant les premiers temps de l’histoire du Canada soit lié à des avantages institutionnels dont jouissaient à l’époque les députés, des avantages aujourd’hui peu courants et jugés inacceptables dans un Canada moderne. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir des libéraux en 1878, par exemple, les marchés passés avec le gouvernement fédéral pouvaient être octroyés par favoritisme plutôt que par un appel d’offres transparent (et cela à une époque de grands chantiers d’infrastructure nationaux). La pratique consistant à accorder des marchés de travaux publics en échange d’appuis électoraux ouvrait la voie à des relations de patron à client endémiques nuisant à la venue de candidats étrangers à la classe dominante. Ce n’est que dans les années 1910 que le Parlement commence à véritablement freiner le financement de travaux publics à des fins électorales. Les deux partis unissent leurs efforts pour « abolir l’échange de faveurs, doter les charges publiques au mérite et non par favoritisme et mettre en place un mécanisme d’attribution de contrats et d’acquisition de fournitures honnête et transparent5 ». La modification des critères d’accès au système politique durant les premières années du Canada aurait ouvert la porte aux nouveaux venus.

L’élargissement de l’accès au système électoral et du droit de vote s’est fait graduellement à la fin du XIXe siècle. À ses débuts, le Canada repose sur un ensemble disparate de lois électorales qui diffèrent d’une province à l’autre. En 1885, par exemple, quelque 26 % de la population de l’Ontario peut exercer le droit de vote ou briguer les suffrages. Dans bien des provinces, la propriété foncière, d’une valeur déterminée, est un prérequis courant à l’obtention d’un bulletin de vote. Par conséquent, beaucoup de Canadiens de la classe ouvrière n’ont ni le droit de voter ni celui de se porter candidats. Peu à peu, cependant, de plus en plus de citoyens obtiennent le droit de suffrage. Finalement, l’Acte des élections fédérales, promulgué en 1920, accordera ce droit à la plupart des citoyens, abolira le critère relatif à la propriété et donnera aux femmes le droit de voter6. C’est également à cette époque que l’on crée la fonction de directeur général des élections, retirant du même coup au gouvernement le pouvoir et l’autorité de modifier les procédures et processus électoraux. Le retrait de ces avantages institutionnels a pour effet de réduire les obstacles à l’arrivée de nouveaux venus et d’élargir le bassin de candidats admissibles et ne faisant pas partie de l’élite.

Modernisation sociale et liens familiaux au Parlement

En se servant des caractéristiques de la typologie établie par Robert Michels, à savoir, plus précisément la richesse, les liens familiaux et l’instruction, et en les jumelant au cadre d’Alfred B. Clubok et coll., il est possible de voir si la modernisation sociale peut nous éclairer quelque peu sur le recul des liens familiaux.

Tendances en matière de richesse au Canada7

Le produit national brut (PNB) réel par habitant au Canada illustré à la figure 2 est exprimé en dollars canadiens constants de 1985. Le PNB réel par habitant n’a cessé de croître depuis la Confédération, à quelques variations près, en particulier durant la Grande Crise. Dans l’ensemble, cette tendance indique une amélioration des niveaux de vie et de richesse au sein de la population canadienne.

Robert Michels fait valoir que la supériorité économique est l’une des trois caractéristiques qui distingue les « chefs des masses8 ». Forts d’un meilleur revenu disponible et d’une capacité accrue d’investir des capitaux, les Canadiens de la classe ouvrière et de la classe moyenne ont vu les obstacles financiers et temporels associés au lancement d’une campagne électorale s’atténuer progressivement. Les ressources en capital auparavant à la seule portée des membres de l’élite de la société leur devenaient de plus en plus accessibles. Ce changement a eu pour effet d’ouvrir quelque peu les barrières qui empêchaient l’arrivée de nouveaux venus dans la sphère politique sur la base de la richesse.

La ligne de tendance de la figure 2 est pratiquement le reflet de la ligne de tendance présentée à la figure 1, ce qui indique un parallèle entre le nombre décroissant de députés faisant partie d’une dynastie familiale et la prospérité grandissante des citoyens ordinaires.

Niveau de scolarité au Canada

La figure 3 présente la croissance graduelle du nombre de Canadiens ayant obtenu un baccalauréat, une maîtrise ou un doctorat depuis la Confédération. En observant le tracé, on constate une augmentation très graduelle s’amorçant au début du XXe siècle, qui prend son envol dans les années 1950 pour monter en flèche à la suite de l’instauration de l’État providence à partir des années 1960.

Fait intéressant, les députés sont beaucoup plus scolarisés que le reste de la population, même encore à ce jour9. Selon une enquête récente réalisée auprès des députés par l’organisme Samara Canada, 86 % des députés siégeant à la Chambre des communes possédaient au moins un diplôme d’études postsecondaires, et près de la moitié d’entre eux en détenaient plus d’un. En date de 2009, 25 % de la population générale possédait un diplôme universitaire10.

Pour Robert Michels, la supériorité intellectuelle joue un rôle important dans le maintien du pouvoir au sein des groupes établis, et il est clair que les représentants élus du Canada sont de loin plus scolarisés que la population en général. L’accès à l’éducation postsecondaire s’est grandement démocratisé depuis le milieu du siècle dernier. Cette tendance devrait se maintenir, ce qui aura pour effet de donner encore plus de chances à chacun d’améliorer son niveau de scolarité.

Avantages relationnels et contraintes institutionnelles

On recense dans la littérature traitant des liens familiaux dans le milieu législatif certains facteurs qui ont joué en faveur ou en défaveur des politiciens faisant partie d’une dynastie familiale, dans différents pays. La présente section passe en revue ces facteurs à la lumière du contexte canadien; ils sont classés en deux catégories : les facteurs relationnels et les facteurs institutionnels. Si les politiciens canadiens jouissent d’avantages relationnels, ils sont surtout limités par les avantages institutionnels.

Les « avantages relationnels » englobent le legs du savoir institutionnel, de réseaux et de ressources financières ainsi que la notoriété de contemporains ou de prédécesseurs. Ces avantages sont « relationnels » en ce sens qu’ils appartiennent en propre aux familles évoluant dans la sphère politique et que les réformateurs ne peuvent pas faire grand-chose pour les atténuer.

Le système fédéral du Canada est complexe, et les mécanismes propres à chaque parti ainsi que les processus législatifs et procéduraux peuvent décontenancer le néophyte. Ajoutons à cela la réglementation relative aux campagnes électorales et à leur financement, et on comprend que le savoir institutionnel devient un avantage certain pour les nouveaux venus qui le possèdent. La formation d’une équipe de campagne électorale, la gestion des finances et l’organisation des ressources de campagne sont des connaissances étrangères à la plupart des autres professions exercées au Canada.

Selon Ernesto Dal Bo et coll.11, la durée du mandat a une influence sur l’avantage politique d’un individu. En effet, plus un politicien demeure longtemps en poste, plus il sera en mesure de renforcer son avantage politique et de le transmettre par la suite à un membre de sa famille. Les auteurs associent la durée du mandat à une hausse des possibilités de parfaire son expérience, par exemple en jouant un rôle de leadership au sein de comités. Selon leur analyse, plus un législateur occupe des postes différents au sein de son parti et de l’appareil législatif, plus il acquerra des connaissances et sera en mesure de les transmettre à un proche qui se lance dans la même profession.

Dans des études précédentes s’intéressant à la durée du mandat, on tient compte uniquement des mandats des politiciens élus. Or, de nombreux députés canadiens, sans égard à la durée de leur mandat en qualité d’élus, ont été par la suite nommés au Sénat. Une fois au Sénat, ces parlementaires ne sont pas inquiétés par la pression d’une réélection et peuvent ainsi parfaire leur connaissance des institutions parlementaires canadiennes des années durant. Manifestement, les nouveaux venus faisant partie d’une dynastie familiale profitent de l’avantage que leur confère la possibilité d’acquérir ce savoir institutionnel auprès des membres de leur famille.

D’un point de vue organisationnel d’électeurs qui cherchent à optimiser leur vote, David N. Laband et Bernard F. Lentz12 font valoir que les électeurs sont susceptibles de percevoir les candidats issus d’une dynastie familiale comme des législateurs potentiellement plus efficaces que les autres, compte tenu de la présomption d’un savoir institutionnel approfondi. Grâce aux connaissances acquises auprès de membres de leur famille en poste, les politiciens deviennent des représentants mieux renseignés et, par extension, plus influents, mieux à même d’avoir un impact positif sur leur circonscription.

Le fait d’hériter de ressources financières et de réseaux politiques est un autre avantage relationnel. La transmission de ressources financières d’une génération à l’autre ou le transfert de telles ressources à un conjoint ou à un frère ou une sœur donne une bonne longueur d’avance à tout nouveau venu dans le processus électoral. L’accès à des listes de donateurs et à des organisateurs et stratèges politiques sont tous des avantages électoraux considérables. Des ressources comme les listes de donateurs, les organisateurs politiques et les réseaux donnent aux candidats issus d’une dynastie familiale qui succèdent à leur prédécesseur un accès rapide à des points d’entrée de structures de pouvoir. Les candidats « ordinaires » n’ont pas nécessairement accès à ces mêmes points d’entrée.

Enfin, l’avantage relationnel le plus étroitement étudié dans la littérature est celui, transférable, qui découle du fait d’avoir le même nom de famille qu’un proche occupant ou ayant occupé une charge publique. Les nouveaux venus issus d’une dynastie familiale profitent pleinement de cet atout et sont conscients, sur le plan stratégique, des fruits qu’il peut porter. Ernesto Dal Bo et coll. ont constaté que, aux États-Unis, les législateurs faisant partie d’une dynastie familiale sont plus susceptibles de briguer les suffrages dans l’État que leur proche représentait précédemment au Congrès. Brian D. Feinstein13 confirme cette conclusion avec son constat selon lequel, sur les 46 candidats « dynastiques » qu’il a analysés aux États-Unis, 44 se sont présentés dans l’État où leur proche avait exercé ses fonctions. En outre, il s’est servi de données d’enquête indiquant que les électeurs préfèrent de tels candidats. Selon ses recherches, les électeurs ne parviennent pas nécessairement à se souvenir des qualités propres du candidat « dynastique » qu’ils préfèrent, mais ils perçoivent néanmoins ces candidats plus favorablement que ceux qui ne font pas partie d’une dynastie.

Au Canada, bien des facteurs institutionnels sont plutôt considérés comme des contraintes et pourraient avoir servi à atténuer le phénomène des dynasties familiales en politique et à accélérer le recul progressif du nombre de politiciens issus de ces dynasties. Parmi les contraintes institutionnelles abordées cidessous, notons l’incapacité des députés à dépenser les fonds directement dans leur circonscription, le statut non électif de la Chambre haute, l’absence de limitation du nombre de mandats, le fort taux de renouvellement des députés et la rigueur de la discipline de parti.

Le népotisme est l’usage qui consiste à distribuer des cadeaux de l’État à des alliés politiques14. À commencer par les dépenses directes dans les circonscriptions, l’un des principes fondamentaux des systèmes parlementaires inspirés du modèle de Westminster repose sur l’incapacité des députés de la Chambre des communes de dépenser les fonds publics dans leur circonscription. Si la Couronne ne peut dépenser de l’argent qu’avec le consentement du Parlement, le pouvoir de la députation de dépenser des fonds discrétionnaires se limite aux budgets de bureau et aux dépenses personnelles, comme les repas ou les déplacements. Dans le cas des députés, ces petites dépenses sont examinées par des fonctionnaires non partisans15.

Le statut non électif de la Chambre haute est une autre contrainte institutionnelle au Canada. Selon la littérature, la présence d’une chambre haute élue donne une occasion d’avancement aux politiciens faisant partie d’une dynastie familiale et, surtout, un point d’accès pour d’autres membres de leur famille16. Aux Philippines et aux États-Unis, il n’est pas rare que les députés de la chambre basse cherchent à être promus à la chambre haute, plus prestigieuse, libérant ainsi le siège qu’ils occupaient à la chambre basse. Cette vacance crée un point d’accès pour un membre de leur famille qui pourrait profiter des avantages relationnels décrits précédemment et remporter le siège vacant. Selon Ernesto Dal Bo et coll., les législateurs faisant partie d’une dynastie sont un phénomène plus courant au Sénat des États-Unis (13,5 %) qu’à la Chambre des représentants (7,7 %). Au Canada, étant donné que les députés n’ont pas tendance à chercher à entrer au Sénat, l’apparition de nouveaux points d’accès à la Chambre des communes pour les membres de la famille en raison de vacances volontaires est peu probable17.

Une troisième contrainte institutionnelle pour les députés canadiens est l’absence de limite quant au nombre de mandats. Au Canada, les mandats des députés de la Chambre des communes sont d’une durée de cinq ans, mais il est rare que ces mandats soient menés à terme. Par contre, les députés canadiens peuvent briguer les suffrages à l’infini. Aux Philippines, on a tenté de remédier à la prépondérance des dynasties familiales maintenues en fonction en limitant, dans la Constitution de 1987, le nombre de mandats (deux mandats de six ans pour les sénateurs, et trois mandats de trois ans pour les membres de la Chambre des représentants). Cette réforme visait à réduire l’avantage des parlementaires en poste; toutefois, elle a eu l’effet pervers de renforcer les assises des dynasties familiales en permettant aux nouveaux venus d’une dynastie de remplacer à la chambre basse les membres de leur famille qui, à la fin de leur mandat, accèdent à de plus hautes fonctions. Par ailleurs, Pablo Querubin fait valoir que la limitation du nombre de mandats peut créer des problèmes organisationnels en obligeant les nouveaux venus éventuels à attendre la fin du mandat des parlementaires sortants, ce qui les dissuade de leur faire concurrence avant leur départ.

Le taux relativement élevé de renouvellement des députés au Canada est une quatrième contrainte institutionnelle qui contribue à atténuer les possibilités de parenté chez les parlementaires. Au Canada, le taux de renouvellement des représentants à l’échelon national a toujours été élevé, et ce, dès la naissance du Parlement18. Depuis la Confédération, le nombre moyen d’années de service des députés varie de trois à huit années, la moyenne globale étant de 5,675 années de service. Environ le tiers des députés élus lors d’une élection générale n’ont jamais siégé au Parlement.

Dans l’ensemble de la littérature, on s’entend pour parler d’un lien entre la durée d’un mandat et la probabilité qu’un ou des proches occupent plus tard les mêmes fonctions. Selon Ernesto Dal Bo et coll., dans le cas des ÉtatsUnis, un second mandat double les probabilités qu’un proche siège au Congrès par la suite. Pablo Querubin parvient à la même conclusion pour ce qui est de la corrélation entre la durée d’un mandat et la probabilité qu’un ou des proches suivent les traces d’un législateur, bien que cette probabilité soit de loin plus élevée aux Philippines qu’à tout autre endroit recensé dans la littérature.

Une dernière caractéristique institutionnelle susceptible de limiter le nombre de liens familiaux au Parlement est le processus d’établissement des politiques et des programmes qui, au Canada, est fortement centralisé et relève presque exclusivement du bureau des chefs des grands partis politiques. Certes, les députés peuvent présenter des projets de loi d’initiative parlementaire à la Chambre des communes, mais ceux-ci sont rarement adoptés. En conséquence, la possibilité pour un député de « s’attribuer le mérite » d’une politique ou d’une mesure législative est très restreinte, ce qui nuit à sa capacité de pousser son avantage politique dans sa circonscription et au sein de son parti.

De surcroît, les députés ont très peu de pouvoir discrétionnaire quant au sens de leur vote sur des questions législatives. En général, ils votent selon la ligne de leur parti respectif et s’exposent à de lourdes conséquences s’ils ne la respectent pas (expulsion du caucus ou du parti, notamment)19. De telles restrictions au sein des partis affaiblissent la capacité des représentants d’asseoir suffisamment leur avantage politique pour pouvoir le transmettre à des proches désireux de se faire élire.

Conclusion

Comparativement aux autres pays recensés dans la littérature, le taux de parenté dans la sphère législative canadienne se classe au dernier rang (3,8 % lors de la 41e législature). Voilà qui est bien en deçà de taux observés ailleurs, comme aux Philippines, où l’assemblée législative nationale se compose au plus des deux tiers de parlementaires dits « dynastiques ». Au Japon, le taux de parenté au sein de l’assemblée législative est d’environ le tiers. Le Canada se classe également derrière les États-Unis, où ce taux s’élève à 6 %20.

Depuis la Confédération, la Chambre des communes du Canada a connu un recul constant, pratiquement ininterrompu des liens familiaux entre parlementaires. La croissance démographique n’explique pas ce recul, pas plus que les bouleversements politiques. Toutefois, les modifications apportées aux lois électorales et l’élargissement du droit de vote ont ouvert la voie à de nouveaux venus. Enfin, la diminution de l’usage de pratiques de favoritisme politique, au début du XXe siècle, a elle aussi limité la capacité des familles de s’assurer une présence multigénérationnelle au Parlement.

Pour Robert Michels, les liens familiaux, la richesse et l’instruction ont renforcé la capacité des élites à conserver les postes de pouvoir qu’elles occupent. Fait intéressant, ses suppositions semblent trouver une nouvelle crédibilité lorsque l’on compare les tendances à la hausse de la richesse et des niveaux de scolarité au Canada et le recul du taux de liens familiaux au fil du temps. Le nombre de nouveaux venus dans l’arène politique n’a cessé d’augmenter à mesure que la population canadienne s’est scolarisée et a eu accès plus facilement à des capitaux, ce qui a eu pour effet de remettre en cause la stabilité des familles établies.

Les politiciens canadiens profitent d’avantages relationnels tels que le savoir institutionnel, l’accès à des ressources financières et à des réseaux organisationnels et la notoriété. Ces avantages sont toutefois contrebalancés par un certain nombre de contraintes institutionnelles bien ancrées dans la politique canadienne, notamment l’incapacité de transférer les fonds publics directement dans les circonscriptions, le statut non électif de la Chambre haute, l’absence de limite quant au nombre de mandats, un taux élevé de renouvellement de la députation et la concentration de l’autorité législative dans le bureau des chefs des partis.

Notes

  1. La circonscription s’appelait auparavant « Verchères (Québec) ».
  2. Il convient de noter qu’il n’y a pas de limite au nombre de mandats que peuvent exercer les députés au Canada; ils peuvent briguer les suffrages tant et aussi longtemps qu’ils sont éligibles et dans n’importe quelle circonscription.
  3. Clubok et coll., « Family Relationships, Congressional Recruitment, and Political Modernization », The Journal of Politics, vol. 31, no 4, 1969, p. 1035-1062.
  4. J. Murray Beck, « Pendulum of Power: Canada’s Federal Elections », Scarborough, Prentice-Hall of Canada, 1968, p. 106.
  5. L. Leduc, Jon H. Pammett, Judith I. McKenzie et André Turcotte, Dynasties and Interludes: Past and Present in Canadian Electoral Politics, Toronto, Dundern Press, 2010, p. 93 [TRADUCTION].
  6. Ibid., p. 98.
  7. http://guides.library.dal.ca/data – Produit national brut réel par habitant [DISPONIBLE EN ANGLAIS SEULEMENT].
  8. Robert Michels, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971, p. 46-47.
  9. C.E.S. Franks, The Parliament of Canada, Toronto, University of Toronto Press, p. 66.
  10. N’inclut que les provinces canadiennes. Voir : http://www.statcan.gc.ca/pub/81-582-x/2010003/excel/d6.3-fra.xls.
  11. Ernesto Dal Bó, Pedro Dal Bó et Jason Snyder, « Political Dynasties », Review of Economic Studies, vol. 76, no 1, 2009, p. 115142.
  12. David N. Laband et Bernard F. Lentz, « Favorite Sons: Intergenerational Wealth Transfers Among Politicians », Economic Inquiry, vol. 23, no 3, 1985, p. 395-414.
  13. Brian D. Feinstein, « The Dynasty Advantage: Family Ties in Congressional Elections », Legislative Studies Quarterly, vol. 35, no 4, 2010, p. 571-598.
  14. Maureen McTeer, Petit guide du système parlementaire canadien, Montréal, Libre expression, 1987, p. 106.
  15. Il y a une exception à cet usage concernant les ministres de la Couronne, qui supervisent les ministères et les dépenses ministérielles. Les ministres sont habilités à orienter les priorités de leur ministère en matière de dépenses; dans le passé, certains d’entre eux ont été accusés, aux deux paliers de gouvernement, d’user de cette autorité à des fins politiques.
  16. Pablo Querubin, « Political Reform and Elite Persistence: Term Limits and Political Dynasties in the Philippines », Harvard Academy for International and Area Studies. En ligne: http://pclt.cis.yale.edu/leitner/resources/papers/Querubin_Term_Limits.pdf.
  17. De plus, contrairement à ce qui se produit aux États-Unis, les politiciens canadiens ne cherchent pas continuellement à grimper les échelons pour passer d’une charge inférieure à une charge supérieure. Selon Barrie et Gibbons (1989), très peu de députés fédéraux canadiens ont fait l’expérience de la politique provinciale. En comparaison, bon nombre de législateurs états-uniens passent de leur charge au niveau de l’État à la Chambre des représentants pour finalement accéder au Sénat ou à la présidence. Ce peu d’intérêt pour une carrière consistant à passer d’une charge à une autre en fonction d’une hiérarchie du prestige réduit les possibilités, pour un proche, de briguer l’ancien poste d’un parent.
  18. Franks, p. 74.
  19. Franks, p. 35.
  20. Ronald U. Mendoza, Edsel L. Beja Jr., Victor Soriano Venida et David Yap, « An Empirical Analysis of Political Dynasties in the 15th Philippine Congress », Social Science Research Network, 2012. En ligne : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1969605.

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Vol 41 no 1
2018






Dernière mise à jour : 2020-09-14