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Bilinguisme et bijuridisme à la Cour suprême du Canada
Matthew Shoemaker

Selon l’article 5 de la Loi sur la Cour suprême, « les juges sont choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure provinciale et parmi les avocats inscrits pendant au moins dix ans au barreau d’une province ». La Loi ne fait pas état d’autres conditions de nomination, sauf celle d’avoir trois juges membres du Barreau du Québec. En juin 2008, le député d’Acadie-Bathurst, Yvon Godin, a déposé le projet de loi C-559 exigeant que les candidats à la Cour suprême soient nommés à condition de comprendre le français et l’anglais sans l’aide d’un interprète. Peu importe si le projet de loi n’a pas été adopté, le présent article montre que le bilinguisme à la Cour provoque toujours une vive controverse. Il aborde également une question encore plus importante, celle du bijuridisme, pratiquement mise de côté dans les récents débats. L’auteur estime que le Canada gagnerait à ce que le débat sur le bilinguisme englobe aussi le bijuridisme.

Si vous interrogez des Canadiens à propos du bilinguisme, il y a fort à parier que vous aurez droit à une opinion, positive ou négative. Interrogez-les sur le bijuridisme et vous récolterez sans doute un regard empreint d’une grande perplexité. Le bilinguisme est présent dans les médias, débattu régulièrement au Parlement et enseigné dans les écoles. Hors du domaine juridique, rares sont les Canadiens qui savent que le Canada est un pays bijuridique qui compte neuf provinces de common law et une province de droit civil, le Québec.

Contexte historique

Le débat sur le bilinguisme à la Cour suprême, lancé en 2008 lors du dépôt du projet de loi C-559, est beaucoup plus récent que la question du bijuridisme, qui remonte à l’Acte de Québec de 1774, adopté peu après la défaite des Français par les Britanniques lors de la guerre de Sept Ans. Les Britanniques ont accordé aux Québécois le droit d’utiliser leur régime traditionnel de droit civil, tout en imposant la common law pour les aspects qu’ils souhaitaient uniformiser, comme le droit pénal. Le Québec et le reste du Canada possèdent donc des régimes juridiques différents depuis plus de 200 ans.

Au moment de la Confédération en 1867, les provinces ont conservé le pouvoir exclusif de légiférer quant à « l’administration de la justice dans la province ». Le Parlement a néanmoins conservé pour lui le droit de régir le droit pénal ainsi que le droit d’établir une « cour générale d’appel pour l’ensemble du pays ».

La Cour suprême a été créée en 1875, soit pendant qu’Alexander Mackenzie était au pouvoir. D’abord proposé par le premier ministre Macdonald, c’est le projet de loi de Mackenzie qui a officialisé le régime juridique particulier au Québec en prescrivant que deux des six juges de la Cour suprême devaient être membres du Barreau du Québec.

En 1949, année de l’abolition des autorisations d’appel au Comité judiciaire du Conseil privé, le nombre de juges à la Cour suprême est passé à neuf, tandis que celui de juges membres du barreau du Québec est passé à trois.

Discussion sur le projet de loi C-559

Pour justifier la raison d’être de son projet de loi, M. Godin s’appuie sur l’histoire d’un avocat néo-brunswickois de sa connaissance. L’avocat avait plaidé une affaire devant la Cour suprême et a regardé plus tard à la chaîne CPAC les plaidoiries, dont la traduction lui semblait incompréhensible. Voilà une situation, de l’avis de M. Godin, qui aurait pu se révéler désastreuse : si la Cour avait rendu une décision partagée à 5 contre 4, l’avocat aurait pu croire qu’un juge avait fondé sa décision sur une mauvaise interprétation attribuable à la traduction. M. Godin soutient que la seule manière d’éliminer le plus possible ce type de risque est de veiller à ce que les juges soient parfaitement bilingues et qu’ils saisissent des nuances juridiques probablement intraduisibles.

Quant au juge à la retraite John Major, il avance comme contre-argument que le bassin de candidats admissibles à la nomination, surtout dans l’Ouest du Canada, serait réduit à un niveau inacceptable.

Dans un pays divisé par la langue, on pourra trouver une personne bilingue, mais elle ne sera pas nécessairement la plus compétente. L’ordre des priorités serait alors fautif, car aucun critère ne saurait remplacer la compétence. La vie des gens dépend souvent des décisions de la Cour suprême 1.

Pour répondre à cet argument, M. Godin dit qu’« avec 33 millions de personnes au Canada, on ne peut affirmer qu’il est impossible de trouver 9 personnes bilingues  » 2.

Il ne fait pas de doute que chaque province compte des avocats bilingues, mais ils ne possèdent pas nécessairement les autres compétences requises pour être nommés juges à la Cour suprême. Pourtant, Claire L’Heureux-Dubé, ancienne juge à la Cour suprême, abonde dans le sens de M. Godin. Elle dit qu’il s’agit d’une affaire d’équité. Selon elle, il y a vraiment deux poids deux mesures puisqu’aucun juge unilingue francophone n’a jamais été nommé à la Cour.

La juge en chef, qui refuse généralement de commenter un dossier dont pourrait être saisie la Cour, a déclaré lors d’une entrevue à l’Australian Broadcasting Corporation que cette décision revenait aux législateurs. Refusant de commenter le projet de loi, elle a quand même ajouté que peu importe la décision, la Cour continuera à offrir ses services et à fonctionner dans les deux langues, comme il se doit 3 . Elle a clairement fait savoir dans d’autres entrevues qu’à son avis, la Cour est déjà parfaitement bilingue .

Or, le bijuridisme ne fait pas partie du débat actuel. Interrogé sur la nomination de juges bijuridiques plutôt que bilingues, l’ancien ministre de la Justice et député libéral Irwin Cotler a déclaré que la Cour confère déjà au droit civil une présence suffisante. Il ajoute que l’exigence établie par la loi d’avoir trois juges du Québec garantit la présence d’une expertise obligatoire à la Cour 4. Qui plus est, exiger des juges d’être bijuridiques reviendrait à imposer des conditions indues à la Cour, étant donné le faible nombre d’affaires de droit civil5. Selon toute apparence, M. Cotler ne croit pas qu’un bilinguisme obligatoire des juges aurait le même effet.

Compétences exigées dans les faits

Peu de compétences sont prévues dans la loi pour la nomination des juges à la Cour suprême, mais, dans les faits, elles sont nombreuses. En plus des trois juges obligatoires du Québec, la jurisprudence exige, en effet, d’en nommer trois de l’Ontario, un de la Colombie-Britannique, un autre des Prairies et un dernier du Canada atlantique. Lors de la nomination des juges Abella et Charron à la Cour suprême en 2004, M. Cotler a donné son avis sur les compétences qu’il recherchait chez les candidats.

« Comment les consultations ont-elles été menées? Dans mes discussions initiales, je me suis attardé à préciser les critères fondés sur le mérite sur lesquels ma recommandation serait fondée. […]

Capacité professionnelle

degré le plus élevé de connaissance du droit, capacité intellectuelle et analytique supérieure et habiletés rédactionnelles;

capacité prouvée d’écouter et de maintenir une ouverture d’esprit, tout en écoutant les divers volets d’un argument;

esprit de décision et jugement sûr;

capacité de gérer et de partager une charge de travail toujours lourde dans un contexte de collaboration;

capacité de gérer le stress et les pressions rattachées à l’isolation du rôle de juge;

solides habiletés en communications interpersonnelles et esprit de coopération;

sensibilité au contexte social;

capacité bilingue;

spécialisation particulière requise pour travailler à la Cour suprême.

Qualités personnelles

degré le plus élevé d’éthique personnelle et professionnelle : honnêteté; intégrité; candeur;

respect et égard pour autrui : patience; courtoisie; tact; humilité; impartialité; tolérance;

sens personnel des responsabilités : bon sens; ponctualité; fiabilité.

Diversité à la cour »

Fait à souligner, il n’est pas jugé important de connaître à la fois la common law et le droit civil. Interrogé sur cette omission particulière, M. Cotler a indiqué qu’on ne s’attend pas à ce que les juges soient des experts dans tous les domaines du droit. Il a expliqué qu’il est plus important de posséder un niveau maximal de connaissances du droit et de pouvoir comprendre les enjeux juridiques dans divers domaines. Fort de ces qualités, les juges peuvent, selon lui, arrêter la bonne décision lorsqu’ils entendent des affaires dans l’autre tradition juridique.

La question du droit civil

Ce qui est plus préoccupant, c’est que les juges ayant uniquement étudié ou pratiqué la common law sont obligés d’entendre des affaires de droit civil et de rendre des décisions à leur égard. Comme l’a indiqué clairement la juge McLachlin durant son entrevue avec Steve Paikin sur TVO, un collège de neuf juges entend la plupart des affaires; on a un collège de sept juges dans quelques cas, et un collège de cinq juges pour très peu de causes. Ainsi, dans la majorité des affaires entendues, et donc dans la majorité des affaires de droit civil, les civilistes se trouvent en minorité. En fait, en 2011, des 70 affaires dont a été saisie la Cour suprême, seulement deux ont été entendues par un collège de cinq juges, et aucune ne relevait du droit civil.

Lorsque des juges de common law rédigent des arrêts de droit civil, les jugements provoquent toujours des critiques intenses. L’arrêt Bruker c. Marcovitz7, rédigé par la juge Abella, formée en common law, est un cas de ce type. De telles critiques ne seraient pas soulevées si la Cour suprême recourait aux connaissances spécialisées en droit civil qui lui sont disponibles lors de la rédaction des arrêts judiciaires les plus importants du pays.

Le juge Bastarache a déjà traité de la question des juges de common law qui rendent des décisions dans les affaires de droit civil dans ses commentaires adressés au ministère de la Justice en 2000.

La question de savoir si les juges formés dans la tradition de common law possèdent les qualités requises pour entendre des affaires relevant du droit civil a suscité la controverse au Québec. Certaines personnes ont même proposé la création d’une cour suprême particulière pour le Québec ou d’une section de droit civil au sein de la Cour suprême actuelle8. .

D’ailleurs, dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, la juge Deschamps, formée en droit civil, a écrit une opinion dissidente où elle déclare que la majorité n’a pas bien appliqué le droit civil. Même si les juges Lebel et Fish se sont rangés du côté de la majorité dans cette décision, ce cas illustre clairement le problème, à savoir l’existence d’un processus officiel pour la traduction, mais non pour aider les juges à comprendre un régime juridique tout à fait différent du leur.

Selon le juge Bastarache, le bilinguisme et le bijuridisme sont intrinsèquement liés : la common law est difficile à comprendre en français, et le droit civil difficile à comprendre en anglais.

Les sources de la common law ont été établies en anglais. La traduction entraîne souvent des problèmes très complexes pour l’exercice de la common law en français. On peut dire la même chose de l’exercice du droit civil en anglais. Certaines notions sont très difficiles à traduire9 .

Le juge Bastarache semble néanmoins plaider en faveur du bilinguisme comme moyen de résoudre les problèmes découlant du manque de connaissance d’un régime juridique.

Il n’est pas facile d’éviter la confusion lorsqu’on doit avoir recours à la terminologie du droit civil. Il est difficile également pour les avocats de présenter leurs arguments en français devant des tribunaux dont les juges ne maîtrisent pas bien cette langue. Heureusement, cette situation s’est grandement améliorée, en particulier en ce qui concerne la Cour suprême du Canada […] Cependant, il faudra, pour en arriver à une interaction importante entre les deux systèmes juridiques du Canada, qu’une grande partie des membres de la profession juridique soient bilingues 10 .

Le juge Bastarache concède qu’il serait plus facile de faire ses plaidoiries dans le système bijuridique actuel si plus d’avocats connaissaient les deux langues officielles. Il ajoute cependant que les traditions des deux régimes juridiques ne sont pas exclusivement liées à la langue dans laquelle ils ont été élaborés.

[J]e ne saurais trop insister sur le fait que mon expérience m’a appris que le français n’est pas le seul véhicule linguistique de l’expression de la tradition de droit civil, comme l’anglais n’est pas le seul véhicule de l’expression de la common law. Je doute fort qu’il existe un rapport mystique entre la langue française et la tradition de droit civil et entre la langue anglaise et la tradition de common law 11 .

Droits linguistiques ou droits juridiques?

L’enjeu véritable du projet de loi de M. Godin porte sur les droits linguistiques, et non pas sur les droits juridiques. Il semble que l’accès à la justice pour les minorités linguistiques était suffisamment problématique pour que, lorsque le premier ministre Trudeau a entrepris d’inclure la Charte canadienne des droits et libertés dans la Constitution, une disposition a été insérée qui donne à chacun le droit à une juste compréhension des procédures auxquelles ils sont partie.

L’article 14 de la Charte dit : « La partie ou le témoin qui ne peuvent suivre les procédures, soit parce qu’ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, soit parce qu’ils sont atteints de surdité, ont droit à l’assistance d’un interprète. » Si un avocat choisit de faire sa plaidoirie dans la langue qui n’est pas parlée par l’autre partie ou les juges, il est désormais pratique courante de la faire traduire.

Par ailleurs, l’article 19 confère aux parties « le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent ». Rien dans le projet de loi de M. Godin ne viendrait modifier la façon de procéder pour les parties entendues par la Cour. En ce moment, les parties peuvent employer le français, l’anglais ou les deux dans leur plaidoirie.

En revanche, M. Godin n’aborde pas la possibilité que, même si les juges comprennent la langue des plaidoiries, il peut exister des concepts légaux difficiles à saisir, non pas à cause de la barrière linguistique, mais bien à cause de la formation juridique des juges. Dans la tradition de la common law, c’est le stare decisis qui définit le régime juridique et qui établit la préséance de la jurisprudence.

Les juges Bastarache et Martland sont les deux seuls juges de l’histoire de la Cour suprême à détenir des diplômes en common law et en droit civil. Selon le juge Bastarache, la plus importante caractéristique de la tradition du droit civil est la « primauté des lois écrites  » 12 .

Plutôt que de recourir à la ratio decidendi des décisions judiciaires antérieures, la tradition de droit civil met l’accent sur le droit écrit, ou codifié, qui est la principale source de droit13.

Ce concept pourrait être perçu comme une interprétation stricte, mais, en common law, il ne constitue qu’une méthode d’interprétation de la législation et non le but unique du régime juridique.

La différence d’interprétation figure parmi les divergences des deux régimes de droit. En outre, elle illustre la difficulté pour les juges de comprendre un régime pour lequel ils n’ont pas été formés. De plus, l’incompréhension de certains aspects d’un régime juridique particulier semble plus problématique que l’incompréhension de nuances linguistiques lorsqu’une traduction presque parfaite est disponible.

Une cour parfaitement bilingue

La Cour suprême est dotée d’un système où les décisions sont traduites aussi parfaitement que possible par des personnes, et non des ordinateurs. Certains de ces jurilinguistes francophones et anglophones détiennent à la fois des diplômes en droit et en traduction 14 .

C’est le rôle de ces linguistes chevronnés de réviser la traduction des arrêts des juges. Si des mots ou des fragments de phrase sont difficiles à traduire, le jurilinguiste peut toujours consulter le juge pour en clarifier le sens. Lorsqu’une erreur est trouvée dans la traduction d’un jugement, la formulation peut être modifiée, après consultation du juge rédacteur de la décision, pour refléter le sens véritable.

L’interprétation simultanée des plaidoiries est effectuée par des interprètes professionnels du gouvernement fédéral. Ces traducteurs qualifiés et expérimentés ont accès à l’avance au matériel déposé par les parties. Le fait d’être qualifiés et d’avoir accès au matériel avant l’audience permet de croire que les traducteurs saisissent les notions juridiques à tout le moins et sont en mesure de traduire efficacement les plaidoiries dans la langue d’arrivée. Comme l’a souligné Andrew Coyne dans son article paru dans Maclean’s, c’est le système utilisé à la Chambre des communes, système employé par M. Godin. Or, il semble ne pas convenir à la Cour suprême selon le député.

Même si ce système n’est pas infaillible, il est très rigoureux et, sans doute, pratiquement parfait. En outre, après l’écoute d’une décision, un juge peut en discuter avec ses collègues et leurs juristes et ceux-ci peuvent corriger toute mauvaise interprétation du juge. Aussi, si le juge chargé de rédiger l’arrêt ou une opinion dissidente interprète incorrectement la traduction des plaidoiries, le traducteur de l’arrêt peut relever l’erreur. Il faudrait donc que plusieurs personnes des divers services de la Cour faillissent totalement à la tâche pour qu’un juge rende une décision incorrecte à cause d’une mauvaise interprétation de la langue.

La loi

M. Godin a également avancé comme argument que le bilinguisme permettrait aux juges de lire dans les deux langues la loi sur laquelle se fonde l’affaire juridique dont ils sont saisis. Son argument repose sur le fait que la rédaction de la loi se fait simultanément dans les deux langues par des rédacteurs du ministère de la Justice qui travaillent à deux, soit un anglophone et un francophone. Comme le disait le juge Bastarache, « [a]ucune des deux versions ne constitue une copie ou une traduction et n’a primauté sur l’autre  » 15 . Cette règle a été acceptée par la Cour suprême il y a très longtemps, soit depuis 1891 dans l’affaire Canadian Pacific Railway Company c. Robinson.

En cas d’ambiguïté, lorsqu’il n’est pas possible de concilier les deux versions, il faut en interpréter une à la lumière de l’autre. La version anglaise ne peut être considérée seule. Elle a été présentée à l’assemblée législative, adoptée et sanctionnée simultanément avec la version française, et elle énonce le droit applicable tout comme la version française le fait 16.

M. Godin affirme que la capacité de lire la loi dans les deux langues pourrait permettre d’éclaircir les ambiguïtés et de saisir la véritable intention de la loi. Il convient toutefois de préciser qu’après la très grande réforme du Code civil entreprise par le gouvernement du Québec au début des années 1990, le gouvernement fédéral a pris des mesures pour harmoniser ses lois avec les principes du droit civil. Le juge Bastarache va plus loin dans ses commentaires en soutenant que la loi devrait satisfaire quatre critères intrinsèques.

Il existe quatre langages juridiques au Canada et la législation fédérale doit non seulement être bilingue mais bijuridique. En fait, la législation fédérale doit s’adresser simultanément à quatre groupes de personnes différents :

les avocats de common law anglophones;

les avocats de common law francophones;

les civilistes québécois anglophones;

les civilistes québécois francophones17 .

À la lumière des commentaires du juge Bastarache, très versé dans la lecture et l’interprétation des lois, il ressort clairement que la simple connaissance des deux langues n’est pas suffisante. Si M. Godin souhaitait vraiment un projet de loi qui puisse éliminer toute mauvaise interprétation de la loi, il faudrait, pour respecter les quatre critères qu’une loi fédérale doit satisfaire, rendre obligatoires le bilinguisme et le bijuridisme des juges.

Nominations récentes

Le débat sur le bilinguisme met en présence de fervents partisans et détracteurs. Les récentes nominations des juges Moldaver et Karakatsanis à la Cour suprême ont ravivé ces divisions. La juge Karakatsanis est trilingue (anglais, français et grec), alors que le juge Moldaver est unilingue, et ils remplacent deux juges bilingues. Lorsque le NPD est devenu l’opposition officielle au Parlement en mai 2011, il a donné des assurances que le bilinguisme à la Cour suprême serait placé au centre des débats nationaux. Ce débat s’est rapidement tenu lorsque les juges Binnie et Charron ont annoncé leur retraite le 13 mai 2011, soit à peine 10 jours après les élections fédérales.

Le Barreau du Québec a été le premier à réagir à l’annonce de ces départs à la retraite. Claude Provencher, directeur général du Barreau, a fait savoir que les parties ont le droit constitutionnel d’être entendues par un juge dans l’une des deux langues officielles du Canada 18. Il est clair que la Charte confère aux parties le droit d’être entendues dans la langue de leur choix, mais les déclarations semblables à celle de M. Provencher déforment l’intention de ce droit.

Le droit ne garantit pas qu’un juge doit être bilingue, mais bien que les parties peuvent se faire entendre dans la langue de leur choix, comme nous l’avons dit plus haut. En fin de compte, le Barreau du Québec dit s’opposer à la nomination du juge Moldaver et, dans une lettre ouverte au premier ministre, il a exigé qu’il reconsidère cette nomination.

L’Association du Barreau canadien (ABC), dont les membres proviennent de toutes les provinces y compris du Québec, a adopté une position intermédiaire. James M. Bond, ancien président de cette association (division de la Colombie-Britannique), a écrit que l’ABC n’avait pas de position officielle sur le projet de loi d’initiative parlementaire, mais il explique qu’elle est favorable au bilinguisme en général. Bond affirme que le bilinguisme devrait être un facteur dont il faudrait tenir compte lorsqu’on étudie les candidatures à la Cour suprême du Canada 19 . Cependant, si la position de l’ABC était adoptée, l’unilinguisme n’empêcherait pas automatiquement qu’un candidat soit nommé à la Cour.

La plupart des reportages sur l’audience du Comité spécial pour la nomination des juges à la Cour suprême se sont concentrés sur les questions qui ont été posées au juge Moldaver au sujet du fait qu’il ne parle pas français. Celui-ci a promis de développer sa connaissance du français. La juge Karakatsanis a toutefois fait une déclaration beaucoup plus importante.

Le Canada est un pays bilingue et bijuridique. Par conséquent, c’est un pays plus fort. Le Canada est un pays possédant deux systèmes de droit et deux langues officielles. Bien entendu, je n’ai pas fait mes études universitaires en droit civil. Cependant, il est important pour moi de comprendre le Code civil ainsi que l’approche et les principes du droit civil. Si je deviens juge à la Cour suprême du Canada, je vais travailler avec diligence pour apprendre le Code civil en lisant le plus possible et en discutant avec mes collègues à la magistrature 20 .

Malheureusement, ces commentaires sont les seuls où le droit civil est mentionné durant toute l’audience. Les députés Comartin et Boivin, tous deux du NPD, ont beau avoir posé plus de cinq questions au juge Moldaver, le mettant ainsi sur la sellette à cause de son incapacité à parler le français, mais aucun membre d’un quelconque parti n’a soulevé la question du bijuridisme. En fait, si la juge Karakatsanis n’avait pas soulevé la question de son propre chef, le droit civil n’aurait même pas été mentionné.

Conclusion

Dans un pays officiellement bilingue, il est important de tenir un débat à savoir si oui ou non les juges à la Cour suprême doivent être bilingues. Cependant, on fait erreur si le débat n’inclut pas la question du régime de droit, à savoir si les juges à la Cour suprême doivent être bijuridiques.

En fin de compte, il appert que l’ajout d’autres compétences dans des dispositions législatives pourrait sensiblement diminuer le bassin de candidats. Bien que les partisans de l’équité à la Cour avancent des arguments valides, le régime linguistique actuel répond relativement bien au problème. C’est de la compréhension du droit civil dont il faut se préoccuper, puisque les juges ont à leur disposition seulement un conseiller juridique et des juristes.

Le débat sur le bilinguisme est important pour bien faire comprendre que, tôt ou tard, le bilinguisme deviendra une condition préalable pour devenir juge à la Cour. Ce débat encourage ceux qui souhaitent devenir juge à la Cour suprême à apprendre le français et, du coup, il favorisera une plus grande diversité dans le milieu juridique. De l’avis de M. Cotler, le bilinguisme ne devrait pas encore constituer une condition préalable, mais il est temps d’aviser les acteurs du milieu juridique. Le même raisonnement devrait s’appliquer pour le bijuridisme.

Une fois que le bilinguisme et le bijuridisme seront devenus des conditions à la nomination d’un candidat à la Cour suprême, peut-être que le pays se concentrera sur la véritable injustice qui existe au sein de la Cour suprême : le fait que des juges en common law déterminent les droits de personnes qui ont des problèmes juridiques relevant du droit civil. C’est seulement lorsque ces deux exigences seront satisfaites que l’on pourra prétendre que la justice est vraiment faite au Canada.

Notes

1 Interview de John Major et d’Yvon Godin par Tom Harrington, The Current, CBC Radio, Toronto, 5 avril 2010. Internet : <www.cbc.ca/thecurrent/episode/2010/04/05/april-05-2010/>.

2 Ibid.

3 Interview de la juge en chef  Beverley McLachlin par Damien Carrick, Law Report, Australian Broadcasting Corporation, Melbourne, Australie, 3 septembre 2011. Internet : <www.abc.net.au/radionational/programs/lawreport/the-chief-justice-of-canada-beverley-mclachlin/3590402>.

4 Interview d’Irwin Cotler par Matthew Shoemaker, édifice de la Justice, Ottawa, 10 décembre 2011.

5 Ibid.

6 Irwin Cotler, « Comité spécial des nominations à la Cour suprême du Canada », présentation au Comité, le 25 août 2004. Internet : <www.justice.gc.ca/fra/nouv-news/disc-spe/2004/doc_31212.html>.

7 Bruker c. Marcovitz, [2007] 3 R.C.S. 607, 2007 CSC 54.

8 Michel Bastarache, « Le bijuridisme au Canada », allocution prononcée devant le ministère de la Justice, 4 février 2000. Internet : <www.justice.gc.ca/fra/min-dept/pub/hlf-hfl/f1-b1/bf1g.html>.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Interview d’une personne versée en traduction juridique par Matthew Shoemaker (28 novembre 2011) par courriel.

15 Bastarache, op. cit.

16 Canadian Pacific Railway Company c. Robinson (1891), 19 R.C.S. 292.

17 Bastarache, op. cit.

18 Legal Feeds, 25 août 2011. Internet : <www.canadianlawyermag.com/legalfeeds/tag/justice-ian-binnie.html>.

19 Association du Barreau canadien, Division de la Colombie-Britannique, « What Did You Just Say? », BarTalk (juin 2010). Internet : <www.cba.org/bc/bartalk_06_10/06_10/president.aspx>.

20 Témoignage de la juge Karakatsanis devant le Comité spécial pour la nomination des juges de la Cour Suprême du Canada, 19 octobre  2011. Internet : <www.justice.gc.ca/fra/nouv-news/nj-ja/2011/doc_32665.html>.


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Vol 35 no 2
2012






Dernière mise à jour : 2020-09-14