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Député fédéral, poste sans mode d'emploi
Alison Loat

Le présent article est basé sur une plus grande étude où l'on s'est servi d'entrevues de départ avec d'anciens députés fédéraux pour déterminer, entre autres, si nos élus concevaient tous de la même façon leur travail de député. On est ainsi parvenu à établir cinq grandes catégories de députés qui se chevauchaient. L'auteure suggère que le fait que les députés ne perçoivent pas tous leur rôle de la même façon comporte certaines conséquences.

En 2009-2010, 65 anciesn députés fédéraux ont été interrogés dans le cadre de ce projet. Ils avaient servi leurs citoyens pendant 10 ans en moyenne et quitté leurs fonctions durant ou après les 38e et 39e législatures, soit entre 2004 à 2008. Chaque député avait siégé dans au moins un parlement minoritaire. Nombre d'entre eux sont arrivés à Ottawa à un moment particulier de notre histoire politique, lorsque le Bloc québécois, le Parti réformiste et plus tard, une fois la fusion réalisée, le Parti conservateur du Canada sont devenus des acteurs importants sur la scène nationale1.

Lorsqu'on leur a demandé de décrire le rôle du député et ce qu'ils pensaient de leur travail, ils ont presque tous répondu différemment.

Nous avons été surpris que les anciens députés interrogés ne se fassent pas la même idée de leurs principales responsabilités et qu'ils n'aient pas les mêmes attentes face à leur travail. Par exemple, comme les deux tiers d'entre eux ont passé au moins une partie de leur mandat à Ottawa sur les bancs de l'opposition, il était donc surprenant que seulement quelques-uns d'entre eux indiquent qu'ils devaient, entre autres, demander des comptes au gouvernement.

De la même façon, seuls quelques députés ont indiqué que mobiliser le public pour décider des politiques qui façonnent notre pays et nos collectivités faisait partie de leur travail. Même ceux qui se définissaient avant tout comme les représentants de leurs électeurs n'ont pas vraiment parlé de cet aspect.

Il est important d'examiner ces questions dans leur contexte. Contrairement aux professions classiques - et, en fait, à la vaste majorité des emplois au pays - qui comportent des responsabilités et des codes de conduite généralement acceptés et reconnus, il n'existe aucune description de travail pour le poste de député.

La théorie et la pratique

Dans un régime de gouvernement britannique, sur lequel le Parlement canadien est fondé, les députés ont habituellement trois rôles à remplir. Le premier consiste à étudier, à améliorer et à approuver les lois. Autrement dit, ils établissent les politiques et adoptent les lois.

Le deuxième consiste à tenir le gouvernement responsable de l'application des lois et à autoriser les dépenses nécessaires. Il s'agit de veiller à ce que les lois soient bien appliquées et à ce que l'argent des contribuables soit dépensé de façon responsable.

Le troisième consiste enfin à déterminer la durée du gouvernement en lui accordant ou en lui refusant son appui. Il s'agit alors pour les députés de voter pour les propositions qu'ils soutiennent et contre celles auxquelles ils s'opposent.

Aujourd'hui, les députés doivent remplir tout un éventail d'autres fonctions. Ils doivent tout particulièrement s'acquitter de responsabilités liées à leur circonscription et à leur parti, des responsabilités qui sont apparues avec la croissance démographique, l'élargissement du Parlement et l'évolution du système de partis politiques canadien2. Par conséquent, la politique et la vie politique modernes sont beaucoup plus complexes que ce que la description traditionnelle du régime britannique le laisse entendre.

C'est peut-être cette complexité croissante qui explique que les députés aient décrit de manière aussi peu uniforme leurs principales fonctions ou comment ils arrivent à concilier leurs diverses responsabilités. Nous étions surpris qu'aucun des députés rencontrés ne décrive son travail en des termes conformes à cette définition classique d'un parlementaire britannique - en fait, quelques-uns seulement s'en rapprochaient vaguement.

L'un d'eux a été assez courageux pour reconnaître qu'il n'était pas tout à fait certain de ses fonctions. « Je pensais qu'il fallait bien comprendre les fonctions d'un député. Mais, même quand je les expliquais aux gens, je n'étais pas vraiment certain [...] et lorsque je demandais à d'autres, leurs réponses étaient vagues », a-t-il expliqué.

Lorsque nous avons demandé aux députés de décrire comment ils concevaient leur rôle, cinq grandes catégories de députés sont apparues, et des différences marquées ont été observées dans chacune d'elles. Cet écart considérable dans la façon dont les députés décrivent leur propre travail a été souligné par la professeure Suzanne Dovi : « Le concept de représentation politique est faussement simple : tout le monde semble savoir de quoi il s'agit, mais peu de gens peuvent s'entendre sur une définition précise3. »

Les philosophes

Bon nombre des députés que nous avons rencontrés ont décrit leur rôle en des termes correspondant à deux définitions classiques et divergentes du rôle d'un représentant politique : ce que les politologues appellent les fiduciaires (les représentants qui suivent leur propre jugement pour décider de la meilleure voie à suivre) et les délégués (les représentants qui tiennent compte des préférences exprimées par leurs électeurs).

Contrairement aux autres groupes décrits ici, l'idée que se faisaient les philosophes de la fonction d'un député s'apparentait plus ou moins à leur affiliation politique. Il n'y avait pas de majorité claire de fiduciaires ou de délégués parmi les parlementaires appartenant au Parti libéral, au Nouveau Parti démocratique ou au Bloc québécois, chacun de ces partis comptant des députés dans les deux groupes. Toutefois, même si plusieurs députés conservateurs se sont décrits comme des fiduciaires, l'écrasante majorité se voyait comme des délégués.

La plupart des députés du groupe des philosophes se sont décrits comme des fiduciaires élus par la population pour prendre des décisions en fonction de leur propre jugement. Un député libéral a déclaré : « Je ne suis pas là pour représenter sans réfléchir des points de vue locaux. Les électeurs m'ont choisi et je dois me servir de mon jugement. Mes décisions ne sont peut-être pas toujours populaires auprès de mes électeurs, mais, si c'est un concours de popularité ou un sondage qu'ils voulaient, ils n'avaient pas besoin d'un député. »

Un député néo-démocrate a décrit sa fonction comme suit : « Mon travail en tant que député consistait à réfléchir et à écouter lors des audiences de comités et des réunions - à partir toutefois d'un point de vue que j'avais défendu clairement durant ma campagne - puis à faire preuve de jugement. Mes électeurs pouvaient ensuite me demander des comptes au moment des élections et entre les élections, en m'envoyant des lettres de reproches ou de soutien. »

Un moins grand nombre de députés se sont décrits comme des délégués dont le rôle consistait avant tout à représenter leurs électeurs. « Ils vous choisissent pour les représenter à Ottawa, pour parler en leur nom, pour voter des lois et, dans certains cas, pour concevoir des lois qui leur semblent nécessaires. En fin de compte, pour défendre leurs intérêts et pour leur faire profiter de tous les avantages possibles », a déclaré un député conservateur. « Les députés devraient être à Ottawa pour représenter leurs électeurs », a affirmé un député libéral.

D'autres se sont décrits principalement comme des délégués, mais sans limiter leur rôle à la simple représentation des opinions de leurs électeurs. « L'objectif d'un député est de donner l'occasion aux gens qu'il représente de participer à la chose publique », a dit l'un d'eux.

Le plus souvent, le rôle d'un député n'était pas perçu comme celui d'un fiduciaire ou d'un délégué, mais comme celui qui doit concilier ces deux fonctions.

Plusieurs ont décrit la tension que crée le fait de devoir à la fois représenter les opinions des électeurs et montrer la voie à suivre ou adopter une plus large perspective. « Mon travail consistait à faire preuve de leadership. Il ne s'agissait pas simplement de rendre compte d'une discussion, mais aussi de l'animer », a dit un député libéral. « Je savais que je devais représenter les opinions de mes électeurs, que je sois d'accord ou non avec eux, mais ça ne voulait pas dire que je me faisais un champion de leurs causes », a dit un néo-démocrate.

Parfois, les députés ont exprimé du ressentiment envers leurs collègues qui percevaient leur rôle différemment. L'un d'eux croyait que ceux qui se considéraient seulement comme des délégués ne comprenaient pas pleinement leur rôle. « Vous ne faites pas campagne pour devenir conseiller. Vous n'êtes pas un conseiller municipal. Vous êtes un ambassadeur à Ottawa. »

D'autres ont exprimé un ressentiment similaire envers leurs collègues qui s'étaient éloignés de leurs électeurs. « J'ai vu trop de gens changer. Ils connaissent tout le monde lorsqu'ils partent pour Ottawa, puis reviennent chez eux en personne importante ne connaissant plus personne », a dit l'un d'eux. Pour un autre, les députés perdent facilement le contact avec leurs collectivités et commencent à croire leurs beaux discours. « Les politiciens se sont beaucoup trop éloignés de leurs électeurs », a-t-il déclaré.

Les géographes

Pour un deuxième groupe de députés, leur rôle consistait à maintenir un équilibre ou à choisir entre la défense des intérêts locaux et la défense des intérêts nationaux.

Certains pensaient qu'un parlementaire devrait se préoccuper avant tout de l'ensemble du pays. « Notre emploi est régi par des règles qui gouvernent notre société. Nous devons surtout regarder les choses dans une perspective pancanadienne. Je sais qu'il est important de représenter ses électeurs et sa province, mais je pense qu'un député doit s'intéresser à ce qui se passe dans tout le pays. »

Une autre a insisté encore davantage sur ce point. « à mon avis, je demandais aux électeurs de s'élever au-dessus de leurs simples intérêts personnels et locaux et de se demander plus globalement ce qu'ils voulaient pour leurs familles et leur province, et quelles valeurs ils voulaient que leur pays véhicule. »

D'autres députés ont soutenu qu'ils devraient représenter avant tout les points de vue locaux. « Les députés devraient être à Ottawa pour représenter leurs électeurs », a déclaré l'un d'eux. « à mon avis, c'est notre travail - et je l'ai toujours affirmé - d'être le porte-parole du peuple à Ottawa et de défendre ce que nous sommes », a expliqué un autre.

D'autres considéraient que c'est un équilibre à trouver, bien qu'il soit souvent difficile d'y parvenir. « C'est un défi de trouver un équilibre [...] On sert les intérêts nationaux si on siège au Parlement, mais on sert également les intérêts locaux, ce qui fait toute la beauté de notre système électoral basé sur des circonscriptions. On est tenu de rendre des comptes à l'ensemble du pays, mais encore plus aux électeurs qui nous ont choisis à ce poste. Ce sont là les deux rôles des députés. »

Cela est particulièrement vrai pour les ministres et les chefs de parti, car ces fonctions les ont obligés à modifier leur conception initiale du travail des députés. Certains aimaient ce défi, , pour d'autres, il ne faisait qu'exacerber les tensions déjà inhérentes au rôle d'un député.

« Je crois profondément [...] qu'un député doit avant tout représenter ses électeurs [...] C'était plus difficile lorsque je suis devenu chef du parti parce que j'occupais deux rôles simultanément, et l'un d'eux m'éloignait beaucoup de mes électeurs », d'expliquer un chef de parti.

Une ministre a exprimé un sentiment similaire : « Le rôle d'un député est de représenter, du mieux qu'il le peut, les intérêts de ses électeurs », a-t-elle affirmé, avant d'ajouter que cette définition ne correspondait pas à son expérience de ministre. « Dans ce poste, on met l'accent sur le pays. »

Pour quelques-uns, le défi était stimulant. « Une partie du travail consiste à essayer de tisser les fils qui gardent le pays ensemble [...] Il faut encourager les gens à se surpasser et à voir les choses avec une vision et un esprit plus larges », a-t-elle ajouté.

Pour d'autres, cet équilibre était si difficile, qu'il était presque impossible à atteindre. « L'objectif d'un député - et c'était notre slogan - est d'être le porte-parole de sa circonscription à Ottawa, et non pas le porte-parole d'Ottawa dans sa circonscription. C'est cela le rôle d'un député, mais il entre directement en conflit avec le rôle du Cabinet. »

Les partisans

à ces différentes descriptions, on peut ajouter un troisième groupe de députés qui est allé au-delà de la polarité fiduciaire-délégué ou national-local pour mettre en évidence une autre raison d'être du travail de député : représenter les opinions de son parti politique, une obligation décrite, elle aussi, différemment par chaque député.

Certains pensent qu'il faut surtout trouver un équilibre entre les intérêts du parti et ceux des électeurs. « Le but d'un député est d'être un leader de sa collectivité dans la gestion des affaires nationales du pays. D'un côté, vous devriez écouter ceux que vous représentez, ce qui inclut même ceux qui n'ont pas voté pour vous [...] D'un autre côté, puisque vous avez fait campagne sur la base des programmes et des thèmes de votre parti, vous avez également des obligations envers celui-ci », de déclarer un député.

Pour d'autres, leur rôle consistait à assurer un équilibre entre les intérêts du pays et ceux de leur parti politique. « Je peux vous donner la justification officielle de notre présence et je peux vous dire ce que je crois être la vérité à ce sujet. En un mot, nous sommes ici pour adopter des politiques permettant d'améliorer le sort de tout le pays. Mais la vérité, c'est que nous sommes ici pour adopter des politiques qui profiteront à notre parti et lui permettront de rester au pouvoir et de se faire réélire. Le principe du mieux-être national est presque toujours présent, mais la politique intervient dans toutes nos décisions », a affirmé un député.

D'autres ont également repris, de façon plus générale, cette idée que la réélection faisait partie du rôle d'un député. « On veut gagner son siège parce que, si le parti en gagne suffisamment, on lui demandera de former le gouvernement », de déclarer l'un. « Il faut faire le nécessaire pour se faire réélire », d'ajouter un autre.

D'autres ont décrit une autre sorte d'équilibre à trouver, entre les obligations à l'égard des électeurs, du parti politique et du chef du parti. L'un d'eux a parlé d'une hiérarchie : « La première raison d'être d'un député est de servir ses électeurs [...] ensuite, comme vous faites partie d'une équipe bon gré mal gré, vous devez respecter les valeurs et les principes de votre parti politique. Enfin, à mon avis, il faut être loyal au chef du parti. » Pour d'autres, l'explication était plus simple : « On a pour mandat d'essayer de réaliser les promesses faites par le parti. »

Les fournisseurs de service

Un quatrième groupe de députés considéraient, eux, que leur rôle consistait à élaborer les politiques de l'état - d'envergure nationale ou régionale - et à offrir des services plus directs aux électeurs, dont les épauler dans toute une gamme de situations, comme les dossiers relatifs à l'immigration, à l'assurance-emploi, aux passeports et au soutien des anciens combattants, les aider à bénéficier de lois ou de programmes fédéraux, ou encore les représenter lors d'activités sociales ou d'événements commémoratifs4.

La plupart d'entre eux ont reconnu que les deux aspects étaient importants, mais ils ont souligné clairement que l'un était plus important que l'autre. « Le travail de circonscription ne m'intéressait guère », a indiqué un député, ajoutant que le personnel de son bureau de circonscription se chargeait en grande partie de cette tâche. D'autres ont décrit ce travail comme l'élément le plus important de leur fonction. « Vous êtes le protecteur du citoyen. Lorsqu'il y a un problème relevant du fédéral, on s'adresse au député. C'est vers lui que les gens se tournent pour chercher de l'aide, car, s'il ne peut pas les aider, qui le pourra? Soit on les aide, soit on les met en contact avec quelqu'un qui le peut. On est à leur écoute », a expliqué un autre.

Le fait que la circonscription se trouve en milieu urbain ou en milieu rural a également influé sur le choix des députés entre le service aux électeurs et les politiques publiques. De nombreux députés de circonscriptions rurales, par exemple, ont souligné que leurs électeurs s'attendaient à ce qu'ils soient présents dans leur circonscription pour s'occuper des problèmes locaux. « Ma première circonscription était rurale à 20 %, et les électeurs étaient beaucoup plus exigeants. Ils voulaient que leur député soit présent chaque fois que quelqu'un fêtait son 40e anniversaire [...] Je ne me suis pas ennuyé de cela lorsque ma circonscription est devenue totalement urbaine après un redécoupage. En fait, les attentes de mes 20 % d'électeurs ruraux étaient aussi grandes, socialement, que celles de mes 80 % d'électeurs urbains. »

Plusieurs députés ont noté que, compte tenu des exigences des électeurs de circonscriptions rurales, il n'y avait pas beaucoup de points en commun entre le travail des députés représentant des régions urbaines et celui de leurs homologues des régions rurales. Un député d'une circonscription rurale a même parlé de deux emplois différents : « Lorsque nous allons à Ottawa, nous sommes tous les mêmes, mais, dans la circonscription, un représentant d'une région rurale doit avoir beaucoup d'entregent. Dans une grande circonscription urbaine, les gens ne connaissent pas leur député et, souvent, ils ignorent de quelle circonscription ils font partie. » Il s'est ensuite souvenu d'un collègue d'une circonscription urbaine qui se plaignait d'avoir de la difficulté à assister à plusieurs activités la même soirée et auquel il avait dit : « Pour l'amour du ciel, c'est moins long de traverser ta circonscription à pied que de traverser la mienne en avion. »

Souvent, les députés avaient une opinion tranchée sur les priorités d'un parlementaire. Un député d'une circonscription urbaine n'était pas indifférent aux demandes de ses collègues des régions rurales, mais il a néanmoins souligné que le rôle joué à Ottawa l'emportait sur tout le reste : « Il faut être présent dans une circonscription rurale pour remplir son rôle de député, mais, en fin de compte, c'est pour le travail à Ottawa qu'on est payé. »

Quelques-uns se sont déclarés hostiles à l'importance donnée au travail dans la circonscription. L'un l'a qualifié de « déplaisant ». Pour un autre, il était « secondaire [...] Ce sont toujours les mêmes problèmes. Le fonctionnement du bureau de circonscription nécessite en fait moins de compétences [...] le personnel peut en effectuer une bonne partie - de 80 à 85 p. 100 », a-t-il indiqué.

Un autre a été encore plus direct : « Les gens nous élisent pour être au Parlement, pas pour jaser avec eux dans la circonscription [...] J'ai peur que tout ce travail de circonscription ne devienne un genre de substitut à notre véritable travail de parlementaire. »

Certains hésitaient à donner trop d'importance à l'élaboration des politiques. « Je ne voulais pas être un député prétentieux », a dit l'un d'eux, ajoutant que sa principale préoccupation était sa circonscription. « Si vous oubliez vos électeurs, ceux-ci vous oublieront aussi. »

D'autres ne ressentaient pas ces tensions. « Pour moi, mon rôle était le suivant : dans ma circonscription, j'appliquais la loi en vigueur; à Ottawa; mon travail était orienté vers l'avenir. Comment peut-on changer ou améliorer les choses? »

Les « autres »

Les députés du cinquième et dernier groupe ont décrit leur rôle en des termes différents de ceux employés par leurs collègues, en utilisant un langage plus imagé qui ne faisait pas ou guère référence au travail de représentation ni à leur parti politique. Ces descriptions allaient de platitudes à des observations personnelles, et de déclarations inspirées sur leur mission à des définitions frôlant l'absurdité.

Un député a décrit que cette fonction constituait pour lui un moyen d'avancer sur le plan professionnel : « La fonction de député constitue une occasion pour une personne utile et intelligente de passer du bon temps [...] Il y a une telle variété de choses à faire [...] On discute avec des gens de tout bord, on apprend pas mal de choses. Certains l'ont qualifié de meilleur diplôme de deuxième cycle au monde. »

Pour d'autres, cette fonction permet de promouvoir des idées nouvelles ou d'apporter de grands changements : « Notre but est de défendre l'intérêt public [...] ça se résume à travailler avec nos collègues pour accroître la prospérité des gens. »

Un autre groupe considérait leur travail comme une vocation : « être député, ce n'est pas un travail, c'est une vocation, c'est un style de vie. Vous êtes l'un des privilégiés qui ont réussi à accéder à ce poste. » « Je pense que cette fonction devrait être considérée comme une charge professionnelle honorable. La charge publique peut être très bénéfique pour le pays. »

D'autres députés, se voyant les représentants d'un groupe particulier, ont indiqué que l'aspect le plus important de leur fonction était de défendre leur propre identité devant le Parlement. Une députée, élue moins de dix ans après avoir terminé ses études universitaires, a ainsi déclaré que représenter son groupe démographique constituait une partie essentielle de son travail : « J'ai la responsabilité de représenter globalement les jeunes et les femmes et de m'engager auprès d'eux [...] J'ai le devoir de m'exprimer

en leur nom. » Une autre se souvient avec fierté « d'avoir été la première femme d'origine grecque élue à la Chambre des communes [...] J'étais un modèle pour beaucoup de jeunes femmes de ma communauté ».

Un député autochtone a dit qu'il se devait de servir d'intermédiaire pour les membres de sa communauté : « On n'est pas considéré comme un membre du parti, mais comme un Autochtone et on nous conseille de laisser tomber les affiliations politiques et de travailler pour le bien de notre peuple. » Selon un député bloquiste, son travail consistait à représenter le Québec sur la scène internationale et à discuter avec les ambassadeurs d'autres pays : « à titre de représentants du Québec, les députés bloquistes ont un grand rôle à jouer à l'échelle internationale. »

D'autres ont comparé leur rôle à celui d'une vaste gamme de professionnels ayant peu de points en commun avec eux, à l'exception peut-être de contacts fréquents avec les gens : administrateur, médecin, prêtre, enseignant, ambassadeur, travailleur social, messager, porte-parole et lobbyiste. Un député a même comparé son rôle à celui d'un « chien de garde ».

Plusieurs de ceux qui ont comparé leur rôle à celui d'autres professionnels ont également établi un lien direct avec les carrières qu'ils poursuivaient avant leur élection au Parlement. Un comptable et cadre a ainsi comparé son travail à la gestion d'une petite entreprise. Un autre, à la direction de deux entreprises. Un avocat et médiateur a souligné que son travail consistait à tisser des liens : « Tout le travail au Parlement gravite autour des relations humaines, à l'échelle du député. C'est ce que nous faisons quotidiennement dans nos communautés : nous tissons des liens, nous tissons des réseaux de relations. »

Enfin, et c'est peut-être surprenant, vu l'importance donnée à la période des questions sur la scène politique canadienne, seulement quelques députés ont indiqué que leur rôle consistait à tenir le gouvernement responsable de ses décisions. « Collectivement, avec ses collègues, un député doit surveiller attentivement les activités du gouvernement et s'assurer que ce dernier sert les intérêts de la population et ne gaspille pas les deniers de l'état. » Un autre a déploré la disparition progressive de la responsabilisation et pensait qu'il faudrait lui donner une place plus importante : « Le rôle de la Chambre [...] en tant que lieu [...] où l'on demande des comptes au gouvernement doit être repensé. »

Conséquences de l'enquête

Les différences énormes dans les réponses devraient faire réfléchir quiconque s'intéresse au processus politique. Nous nous attendions que les députés s'entendent globalement sur leur raison d'être à Ottawa et sur ce qu'ils sont censés y faire. En outre, les Canadiens devraient avoir une bonne idée de ce à quoi ils peuvent s'attendre de leurs députés. Mais il n'y a aucun doute que les parlementaires n'ont pas la même conception du rôle et du travail d'un député, ce qui ne permet probablement pas à l'électorat d'en avoir, lui aussi, une idée claire.

Ce qui complique encore plus les choses, c'est que les députés ne décident pas tous de faire de la politique pour les mêmes raisons. Tel qu'il est mentionné dans Le Citoyen Accidentel?, les antécédents, les expériences professionnelles et les motivations diffèrent énormément d'un député à un autre. De plus, certains appartiennent à des partis politiques - comme le Nouveau Parti démocratique ou le Bloc Québécois - qui ne remporteront probablement pas suffisamment de sièges pour former un gouvernement. Ces députés savent que leur rôle est d'occuper les sièges de l'opposition, ce qui peut influer sur leur interprétation de leur mission essentielle.

étant donné que la société canadienne moderne est diversifiée sur les plans culturel, régional, économique et politique, certains pourraient affirmer que de telles différences dans les descriptions du rôle d'un député sont inévitables. « C'est une question à laquelle chaque député trouvera probablement sa propre réponse et qui changera probablement avec l'évolution historique de notre pays », a admis un député.

Il ne fait aucun doute que cette définition évoluera, mais on peut certainement faire mieux que ces descriptions incohérentes, voire contradictoires, de ce qu'un député est censé faire.

Nous croyons qu'il y a des raisons de s'inquiéter d'un parlement où les membres manquent de soutien et de préparation et expriment un profond désaccord sur les aspects fondamentaux de leur travail ainsi que sur la mission qu'on leur a confiée lors de leur élection.

Députés participants

L'hon. Peter Adams

L'hon. Roy Cullen

L'hon. Paul Macklin

L'hon. Reginald Alcock

Odina Desrochers

Le très hon. Paul Martin

Omar Alghabra

L'hon. Paul DeVillers

Bill Matthews

L'hon. David Anderson

L'hon. Claude Drouin

Alexa McDonough

L'hon. Jean Augustine

L'hon. John Efford

L'hon. Anne McLellan

L'hon. Eleni Bakopanos

Ken Epp

Gary Merasty

L'hon. Susan Barnes

Brian Fitzpatrick

L'hon. Andrew Mitchell

Colleen Beaumier

Paul Forseth

Pat O'Brien

Catherine Bell

Sébastien Gagnon

L'hon. Denis Paradis

Stéphane Bergeron

L'hon. Roger Gallaway

L'hon. Pierre Pettigrew

L'hon. révérend William Blaikie

L'hon. John Godfrey

Russ Powers

Alain Boire

James Gouk

Penny Priddy

Ken Boshcoff

L'hon. Bill Graham

Werner Schmidt

L'hon. Don Boudria

Raymond Gravel

L'hon. Andy Scott

L'hon. Claudette Bradshaw

Art Hanger

L'hon. Carol Skelton

L'hon. Edward Broadbent

Jeremy Harrison

L'hon. Monte Solberg

Bonnie Brown

Luc Harvey

L'hon. Andrew Telegdi

L'hon. Sarmite Bulte

L'hon. Loyola Hearn

Myron Thompson

Marlene Catterall

L'hon. Charles Hubbard

L'hon. Paddy Torsney

Roger Clavet

Dale Johnston

Randy White

L'hon. Joseph Comuzzi

L'hon. Walt Lastewka

Blair Wilson

Guy Côté

Marcel Lussier

Premièrement, si les députés ne savent pas trop en quoi consiste leur travail, comment peut-on espérer qu'ils puissent s'en acquitter efficacement? Lorsque les rôles et les responsabilités ne sont pas clairs dans une organisation, peu importe laquelle, cela engendre des problèmes. Des tâches essentielles seront négligées ou le travail sera répété inutilement. Du travail important restera inachevé. Si l'on ne sait pas clairement qui tient les rênes et qui est responsable de quoi, il y aura forcément des tensions. Ces problèmes tendent aussi à prendre de l'ampleur en temps de guerre, en période d'incertitude économique ou lors de changements technologiques ou d'autre nature - c'est-à-dire justement quand il faudrait que nos élus réagissent de manière lucide et éclairée, même si la voie à suivre n'est pas évidente.

Deuxièmement, cette réalité sème la confusion dans les médias qui suivent le Parlement et qui doivent expliquer aux Canadiens comment notre pays est gouverné. Les organisations où les dirigeants ne s'entendent pas sur leur mission et leurs responsabilités sont difficiles à comprendre et à expliquer, un défi auquel s'ajoute la réduction des ressources journalistiques consacrées à la couverture des affaires nationales au sein des organismes de presse de tout le Canada.

Troisièmement, cette absence de consensus sur les fonctions d'un député déconcerte la population. Cette confusion est le fruit des impressions laissées par la couverture médiatique de la scène politique nationale et de contacts directs avec des politiciens qui ne possèdent pas du tout la même conception de leurs fonctions essentielles. Des députés des cinq groupes décrits précédemment - les philosophes, les géographes, les partisans, les fournisseurs de service et les « autres » - nous ont parlé de tensions et de désaccords purs et simples avec leurs collègues d'opinion différente. Avec un tel éventail de priorités souvent contradictoires, il est facile de voir à quel point il pourrait être difficile de travailler ensemble. Puisque les députés eux-mêmes ne sont pas en mesure de décrire leur propre rôle de façon claire et cohérente, il est difficile de reprocher aux médias ou au public de ne pas le comprendre également et, par extension, de ne pas savoir à quoi s'attendre de leurs élus.

Enfin, un tel manque de clarté quant au mandat à remplir peut certainement accroître la confusion et la partisanerie, et favoriser une insistance constante sur le court terme, en particulier sur les prochaines élections. Voilà donc, en bref, les aspects de la scène politique canadienne d'aujourd'hui qui détournent tant de Canadiens de la politique et les amènent à se désengager complètement de la vie publique.

Sans un consensus sur la mission à remplir, il sera aussi difficile de mesurer le rendement. En politique, une telle situation incite les parlementaires à se rabattre sur le moyen le plus simple et le plus immédiat pour mesurer leur rendement : tenter de se faire réélire. Comme la plupart des Canadiens en conviennent certainement, cet indicateur de rendement est loin d'être satisfaisant pour la vie publique.

Une question à discuter

Faudrait-il rédiger une description de travail? Dans l'affirmative, comment décider de ce qu'elle devrait comprendre? Et qui devrait prendre cette décision?

La définition du rôle du député devrait être la première question à clarifier dans un débat plus large sur la nécessité d'étudier plus à fond la scène politique canadienne et d'appuyer davantage ses acteurs. Ce travail est important. Sur le plan symbolique, les parlementaires constituent le lien entre les Canadiens et leur gouvernement; sur le plan pratique, ils sont responsables de l'élaboration et de l'adoption des lois et des politiques qui contribuent à façonner la société canadienne. Ces processus sont très importants, et nous pouvons sûrement améliorer l'état actuel des choses.

Nous espérons que cette étude constituera un point de départ pour d'autres débats et qu'elle contribuera à mieux comprendre le leadership politique au Canada. Ce projet d'entrevues de départ découle de la conviction que nous pouvons établir un système à la fois solide et souple, mais seulement dans la mesure où l'ensemble de la population est disposé à y jouer un rôle actif, afin de comprendre son mode de fonctionnement et pourquoi il peut ne pas produire les résultats attendus ou espérés.

L'ultime objectif de la présente recherche est de stimuler un débat sur ces questions parmi les Canadiens. Les députés fédéraux actuels possèdent chacun leur propre point de vue sur le rôle que les parlementaires devraient remplir dans tout le pays, et Samara aimerait connaître leur opinion. Les députés provinciaux ont-ils eux également une aussi vague conception de leur rôle et de leur mission? Certaines provinces ont-elles rédigé des descriptions de travail pour leurs parlementaires?

Notes

1. Grâce à l'aide de l'Association canadienne des ex-parlementaires, Samara a été en mesure de mener la plupart des entrevues en personne et souvent au domicile ou dans les lieux de résidence des députés participants. Les ex-parlementaires ont généreusement donné de leur temps, et permis d'enregistrer les entrevues et d'utiliser l'information recueillie pour faire mieux comprendre au public la scène et la culture politiques canadiennes.

2. Voir Parlement du Canada, « Aperçu du travail d'un député ». Internet : <www2.parl.gc.ca/sites/lop/aboutparliament/onthejobmp/index-f.asp>. Consulté le 19 février 2011.

3. Voir l'article « Political Representation » de Suzanne Dovi dans la Stanford Encyclopaedia of Philosophy.

4. Adapté de l'article du Centre parlementaire intitulé « Sur la ligne de feu : Les nouveaux députés et le travail de circonscription ».


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 34 no 1
2011






Dernière mise à jour : 2020-09-14