Revue parlementaire canadienne

Numéro courant
Région canadienne, APC
Archives
Prochain numéro
Guide de rédaction
Abonnez-vous

Recherche
AccueilContactez-nousEnglish

PDF
L'élection des sénateurs au vote unique transferable
Aaron Hynes

L’encre de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique n’était pas encore sèche que déjà se faisaient entendre les revendications pour une démocratisation du Sénat canadien, qui se sont intensifiées au fil de l’évolution des normes démocratiques canadiennes. Au cours des dernières décennies, nombre de commissions et de comités ont recommandé toutes les méthodes imaginables pour choisir les sénateurs. Le gouvernement fédéral actuel a présenté un projet de loi « prévoyant la consultation des électeurs en ce qui touche leurs choix concernant la nomination des sénateurs », et limitant leur mandat à huit ans. L’auteur du présent article analyse quelques-unes des propositions récentes et soutient que la meilleure façon de choisir les sénateurs serait de les élire au vote unique transférable.

Les Pères de la Confédération ont attribué au Sénat deux rôles essentiels qui ne pourraient être menés à bien par un parlement monocaméral. En premier lieu, le Sénat se veut un lieu de discussion où les opinions et les intérêts distincts des régions peuvent influencer l’orientation de toute la fédération. Pratiquement tous les systèmes fédéraux sont dotés d’une assemblée législative bicamérale, dont l’une des deux chambres est vouée à la représentation régionale.

Le deuxième rôle constitutionnel du Sénat, qui est particulièrement pertinent pour ce qui est du processus de sélection des sénateurs, est, pour reprendre les mots maintes fois cités de sir John A. Macdonald, d’assurer un « second examen objectif », contrebalançant ainsi les visées politiques de la majorité à la Chambre des communes.

En permettant aux minorités politiques de s’exprimer, le Sénat est également conçu pour faire contrepoids à la majorité politique qui domine la Chambre basse. Actuellement, le Sénat ne peut mener à bien ce rôle, car il n’a ni l’autorité ni la légitimité nécessaires pour rétablir l’équilibre du pouvoir au Parlement.

Le sénateur Lowell Murray a affirmé :

[A]u fil des ans, nous en sommes venus à nous en remettre généralement à la Chambre. Nous rejetons rarement une mesure législative, sauf dans certaines circonstances extraordinaires. Même lorsque nous modifions un projet de loi, si la Chambre des communes rejette à plusieurs reprises notre amendement, nous nous rangeons normalement de son côté […] le Sénat élu ne respecterait plus aucune de ces conventions1.

Cependant, le Sénat n’a manifestement pas été conçu pour plier l’échine devant la Chambre des communes. Sir John A. Macdonald a déclaré :

Une chambre haute serait inutile si elle ne devait pas exercer, en temps utile, son droit d’amender ou de modifier la législation de la Chambre d’assemblée. Il ne faut pas la réduire à un simple bureau d’enregistrement des décrets de la chambre basse2.

Le Parlement du Canada a été conçu de manière à inclure un sénat doté d’un véritable pouvoir, désormais perdu, car le Sénat s’est révélé de moins en moins apte à évoluer au même rythme que les normes démocratiques. C’est pourquoi, aujourd’hui, on reproche au Sénat du Canada d’entraver la démocratie s’il tente de contrer une mesure de la Chambre des communes qui, elle, est élue, et d’être inutile lorsqu’il ne fait que s’incliner devant la Chambre basse. C’est cette situation que déplore le sénateur Carl Goldenberg lorsqu’il affirme :

Si nous adoptons rapidement une mesure législative, on nous accuse de le faire aveuglément. Si nous nous prévalons du pouvoir constitutionnel que nous confère l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, on nous conteste le droit d’agir comme nous le faisons3.

Élire le Sénat

La solution à ce dilemme est aussi évidente qu’elle est difficile à accepter pour certains : le Sénat doit se conformer aux normes démocratiques modernes. Il ne récupérera son autorité moribonde qui lui permet de faire contrepoids à la Chambre que lorsqu’il sera légitimé par des élections. D’ailleurs, plusieurs études importantes l’ont démontré.

Dans son rapport de 1984, le Comité Molgat-Cosgrove a affirmé qu’un sénat élu était essentiel pour garantir « que les sénateurs auront plus d’autorité politique »4.

En 1985, le Comité spécial de l’Alberta a soutenu que seul un sénat élu « jouirait de la légitimité nécessaire et serait en mesure d’exercer pleinement les pouvoirs politiques et législatifs importants qu’il faut pour apporter une contribution valable au Parlement canadien »5.

La même année, la Commission Macdonald a simplement affirmé : « nous nous joignons à ceux qui prétendent que le Sénat devrait être un organe élu »6.

Dans son rapport de 1992, le Comité Beaudoin-Dobbie a conclu: « Si nous voulons une institution forte et efficace […], il faut lui donner la légitimité que lui assure l’élection directe7. »

Pourtant, l’on s’oppose encore à l’élection des sénateurs. D’aucuns prétendent que l’une ou l’autre des raisons d’être du Sénat en serait alors affectée. De tels arguments ne tiennent pas compte de toute la gamme de modes de scrutin possibles et, en particulier, des avantages du vote unique transférable (VUT).

Le vote unique transférable

Le mode de scrutin à vote unique transférable est un système idéal pour l’élection d’instances législatives dotées de circonscriptions plurinominales, comme le Sénat du Canada, puisque chaque province compte entre 4 et 24 sénateurs.

Pour l’électeur, le mode de scrutin à vote unique transférable est simple. Sur le bulletin de vote figure, sans ordre précis, la liste des candidats, qui peuvent soit être indépendants, soit être nommés par un parti. L’électeur n’a qu’à classer selon ses préférences personnelles les candidats en lice; il peut en choisir autant qu’il le souhaite.

Le mode de dépouillement des votes est assez complexe, mais seuls ses caractéristiques fondamentales et ses résultats doivent être pris en compte ici. Afin d’être élu, un candidat doit recueillir un nombre de suffrages équivalant à un quota établi, soit le plus petit nombre susceptible d’être atteint ou dépassé uniquement par celui de candidats pouvant être élus. Par exemple, s’il y a 100 électeurs et 4 sièges à pourvoir, le quota est de 21. Le quota est le quotient du nombre de votes par le nombre de sièges plus un, auquel on ajoute un.

Le mode de scrutin à vote unique transférable exige de multiples comptes des suffrages exprimés. D’abord, les bulletins sont triés en fonction du premier choix des électeurs. Chaque candidat en tête de lice sur un nombre de bulletins de vote équivalant ou supérieur au quota est élu. Les voix que reçoit un candidat en sus du quota sont réparties entre les autres candidats selon le deuxième choix exprimé sur les bulletins de vote. Si aucun candidat n’atteint le quota, celui qui obtient le moins de voix est éliminé et toutes ses voix sont redistribuées entre les autres candidats en fonction du choix suivant de l’électeur. Le processus poursuit son cours jusqu’à ce que le nombre de candidats requis soit atteint.

En plus d’assurer que chacun des bulletins de vote compte pour la composition finale du groupe élu, le VUT possède d’autres vertus considérables. D’abord, il aboutit à un résultat proportionnel, permettant ainsi aux groupes minoritaires d’être en bonne position pour élire des représentants. Ensuite, les électeurs ne sont pas limités par la liste des partis. Ils peuvent choisir n’importe quelle combinaison de candidats dans tous les ordres possibles. C’est pourquoi le VUT permet d’élire des candidats provenant d’une plus grande diversité de partis et favorise l’élection de candidats indépendants. C’est donc le mode de scrutin idéal pour l’élection d’un sénat efficace au Canada.

La représentation différenciée, essence d’un bicaméralisme efficace

Des chambres différemment composées constituent, sans contredit, l’essence d’un bicaméralisme efficace. Robert MacKay a indiqué qu’avant 1867, la Chambre haute élue de l’Île-du-Prince-Édouard et celle de la province du Canada étaient inefficaces, car elles avaient tendance à n’être qu’une réplique de l’assemblée (Chambre basse)8. Toutefois, lors des expériences d’élection des chambres hautes réalisées avant la Confédération, on a eu recours au même système majoritaire uninominal (SMU) que pour l’élection des chambres basses, car aucun autre mode de scrutin n’était connu des Pères de la Confédération.

Deux chambres élues par les mêmes électeurs peuvent incarner des manifestations tout aussi démocratiques, mais très différentes de la volonté de la population. La façon la plus sûre de réaliser ce second point est d’instaurer des modes de scrutin distincts, adaptés à la singularité de chaque chambre9. Comme le Sénat a pour rôle de défendre les minorités politiques contre la tyrannie de la majorité, le système de représentation proportionnelle (RP) qui s’appuie sur le VUT est tout indiqué.

Représenter les minorités plus fidèlement

Dans son rapport de 1972, le Comité Molgat-Mc Guigan a laissé entendre qu’un sénat élu serait moins apte à représenter la diversité canadienne que le Sénat nommé actuel, car des représentants des minorités pourraient être délibérément nommés au Sénat, alors que leurs chances de se faire élire seraient plutôt minces10.

Au cours de la 39e législature, le Comité spécial sur la réforme du Sénat a exprimé des préoccupations semblables. Le sénateur Jim Munson a déclaré :

Les Pères de la Confédération ont confié au Sénat un rôle important sur le plan de la protection des minorités […] Au sein d’un Sénat élu, j’aurais des préoccupations et des inquiétudes concernant les personnes nommées au Sénat et leurs chances de se faire élire11.

La sénatrice Elizabeth Hubley a, elle aussi, abondé dans ce sens :

Pour le moment, le premier ministre a beaucoup de pouvoir pour façonner le Sénat afin qu’il réponde aux besoins des Canadiens qui, pour quelque raison que ce soit, peut-être à cause de leur faible nombre, ne peuvent pas être représentés par le biais de notre processus électoral12.

En utilisant l’expression « notre processus électoral », la sénatrice Hubley a, de toute évidence, pensé au SMU, car c’est le seul mode de scrutin utilisé actuellement au Canada.

Pour les Pères de la Confédération, le Sénat avait pour raison d’être de s’exprimer au nom des diverses minorités qui, pour l’essentiel, étaient privées du droit de vote au moment de l’adoption du SMU, utilisé pour choisir les députés et, par conséquent, le gouvernement. Naturellement, un sénat selon ce mode de scrutin irait à l’encontre de sa raison d’être.

Il ne s’agit pas d’une critique du mode de scrutin utilisé pour élire les députés de la Chambre des communes. Au contraire, la Chambre basse se doit de produire des gouvernements stables grâce à des résultats électoraux clairs, et le SMU permet d’atteindre cet objectif en créant des majorités législatives à partir de majorités du vote populaire. Il est néanmoins souhaitable qu’une instance législative élue de cette façon soit contrôlée par une deuxième chambre dont la composition correspond davantage, en proportion, à la diversité des orientations politiques des électeurs.

Il est, sans conteste, crucial pour la démocratie au Canada que les minorités linguistiques, ethniques et religieuses soient véritablement représentées au Parlement quand leurs intérêts, leurs valeurs ou leurs opinions divergent de ceux de la majorité. Cependant, il existe de bien meilleurs moyens d’y parvenir que de permettre au premier ministre de nommer les sénateurs. Selon le système actuel, ceux-ci sont, d’abord et avant tout, choisis en raison de la conformité de leurs opinions à celles du parti au pouvoir et du premier ministre, non pas en raison du fait que leurs points de vue sont propres à ceux d’un groupe minoritaire auquel ils pourraient appartenir. C’est pourquoi, lorsque le premier ministre nomme un membre d’une minorité au Sénat, il s’agit tout au plus d’un « accident », pour reprendre l’expression employée par la sénatrice Maria Chaput13, et, dans le pire des cas, d’un geste symbolique. Ne faire que nommer davantage de sénateurs libéraux ou conservateurs qui se trouvent à être issus de minorités ethniques, linguistiques ou religieuses ne garantit pas la représentation d’une diversité d’intérêts, de valeurs et d’idées.

Dans un sénat bipartite, les intérêts partisans l’emportent sur ceux des minorités. Le sénateur Charlie Watt, ardent défenseur d’une représentation plus réelle des minorités, en particulier des Autochtones, a exprimé sa frustration relativement à ce problème :

J’ai essayé de trouver un moyen non seulement de nous donner davantage voix au chapitre, mais aussi de nous faire entendre […] à la Chambre des communes et également au Sénat. Il est parfois difficile de faire passer son message, surtout lorsque la partisanerie entre en ligne de compte. Quels qu’ils soient, les problèmes sont ensevelis sous des questions d’ordre politique…14

Aussi longtemps que le Sénat demeurera divisé entre deux partis concurrents, les intérêts des Autochtones, dont parle le sénateur Watt, demeureront subordonnés aux intérêts partisans.

La façon la plus efficace de favoriser un processus décisionnel qui soit axé sur le consensus et qui tienne compte des divers points de vue des groupes minoritaires consiste à encourager la multiplication des partis politiques. Il appartient à ces formations de structurer et d’exprimer différents ensembles d’intérêts et de valeurs.

Pour y parvenir, il faut absolument créer un système de représentation proportionnelle par VUT. Les modes de scrutin proportionnel sont conçus pour assurer la représentation des groupes minoritaires exclus par le système majoritaire uninominal. Les avantages de la représentation proportionnelle sont amplifiés du fait que les partisans des partis minoritaires risquent davantage de s’abstenir de voter lors d’élections au système majoritaire uninominal, car ils savent que leurs candidats ne seront probablement pas élus15. De plus, le VUT, en particulier, encourage chaque parti politique à se doter de candidats de divers horizons, afin de plaire à un plus grand nombre d’électeurs, tout en minimisant la concurrence parmi les candidats qui se présentent sous une même bannière16.

Un sénat moins partisan

Certains observateurs prétendent qu’un sénat élu serait plus partisan. Il n’est pas raisonnable d’affirmer qu’il serait plus soucieux d’intérêts partisans qu’une chambre haute nommée exclusivement par les chefs des deux plus importants partis politiques. Au contraire, on peut difficilement concevoir un système plus partisan que celui en vigueur. Les sénateurs nommés unilatéralement par le chef d’un parti se considèreront naturellement redevables à ce parti, tandis que ceux choisis par des électeurs se sentiront davantage obligés envers leur électorat ou, du moins, ils lui accorderont plus d’attention.

Les premiers ministres en poste pour la durée d’un mandat normal se sont toujours débrouillés pour remplir le Sénat de partisans. Sous le premier ministre Trudeau, le Sénat était dominé par les libéraux, Brian Mulroney a donné la majorité aux conservateurs, Jean Chrétien a renversé la vapeur en faveur des libéraux et le premier ministre Harper est aujourd’hui sur le point de rétablir une majorité conservatrice.

Or, le blâme ne retombe pas sur les premiers ministres. La composition du Sénat doit assurer la pérennité du processus législatif et on ne peut attendre d’un premier ministre qu’il nomme des sénateurs qui s’opposeront aux principes et aux priorités de son gouvernement.

Il serait également injuste de prétendre que la partisanerie est le lot de tous les sénateurs. Comme dans toute organisation et profession, certaines personnes sont motivées par leur travail et indépendantes d’esprit, tandis que d’autres sont mal intentionnées et serviles. L’affaiblissement du Sénat est imputable à sa conception plutôt qu’aux hommes et aux femmes qui le composent.

L’organisation et la communication de la pensée politique, qui incombent aux partis, constituent des éléments naturels et cruciaux de la démocratie parlementaire. Il serait absurde d’insister auprès d’un sénateur, encore moins auprès de chacun d’eux, pour qu’il soit impartial. Toutefois, nous pouvons, et nous devrions, veiller à ce que le Sénat dans son ensemble soit neutre, afin qu’aucun parti ne puisse dominer les délibérations. La meilleure façon d’y parvenir est l’adoption d’un mode de scrutin qui favorise la représentation de nombreux partis, comme le VUT.

Il y a fort longtemps, John Duncan Mackie a affirmé :

N’est-il pas vrai que, partout au monde, les esprits indépendants ont naturellement tendance à former des groupes, indépendamment du système électoral en place? La RP [par le VUT] permet uniquement de mettre en place un mécanisme simple au moyen duquel tout groupe, assez fort pour obtenir une voix de plus que le quota d’électeurs dans une circonscription donnée, est sûr de parvenir à une représentation correspondante17.

Dans un sénat plus diversifié et moins polarisé, les partis seraient plus encouragés à dégager un consensus ou un compromis sur chaque question afin de pouvoir influencer les décisions de l’ensemble du Sénat. Cela cadrerait bien mieux que ce n’est actuellement le cas avec le rôle de la Chambre haute de tenir des débats impartiaux. Comme l’a affirmé Nick Loenen, ancien législateur de la Colombie-Britannique :

Un mode de scrutin plus proportionnel entraînerait plus, et non moins, d’accommodements, de compromis et de conciliation [...] Ce système permettrait à tous les intérêts politiques de s’exprimer18

La politologue Meg Russel cite en exemple le Sénat australien, élu au VUT :

Élu selon la formule de la représentation proportionnelle, le Sénat australien, […] où les petits partis et les sénateurs indépendants ont tendance à détenir la balance du pouvoir, […] constitue le lieu privilégié des négociations et des ententes entre les partis. L’exemple du Sénat australien démontre clairement de quelle façon la Chambre haute permet la mise en place d’éléments propices à un consensus politique dans un système, pour le reste, majoritaire19.

Amélioration du choix des électeurs

Le mode de scrutin à vote unique transférable ferait contrepoids à la domination d’un parti non seulement au Sénat, mais aussi lors du processus électoral. Comme l’explique David Farrell,

De tous les systèmes, le VUT est celui qui contribue le plus à diminuer l’influence des élites des partis sur le choix des candidats. Le SMU ne permet aux électeurs que de voter pour le seul candidat ayant été nommé. Dans le scrutin de liste, les électeurs ne peuvent même pas choisir le candidat pour lequel ils voteront : l’ordre des candidats est choisi par les élites des partis. Par contre, le VUT permet aux électeurs une plus grande flexibilité “pour choisir un candidat selon des motifs personnels ou politiques, et leurs choix priment sur celui de l’organisation du parti”20. En ce sens, ce mode de scrutin peut être considéré comme un système éminemment démocratique21.

John Duncan Mackie a affirmé,

Il faut d’abord que la population puisse s’exprimer sans être influencée par les arrangements arbitraires pris par les organisateurs des partis avant les élections. Or, la RP [par le VUT] permet d’y parvenir22.

Une élection au VUT incite également les députés sortants à prouver qu’ils ont fait du bon travail comme parlementaires et représentants de leur province, plutôt que comme simples instruments de leur parti, puisque chacun d’eux devra, au cours de la prochaine élection, affronter non seulement les candidats d’autres partis, mais aussi ceux du sien. En Irlande, où le VUT est utilisé depuis près d’un siècle, bien plus de députés sortants perdent leur siège au profit d’un candidat de leur parti que d’un candidat d’une autre formation23. C’est pourquoi, dans le VUT, on accorde une plus grande valeur à l’efficacité qu’aux partis ou à l’idéologie que dans d’autres modes de scrutin.

L’impasse, une menace exagérée

Certains opposants à l’élection des sénateurs prétendent qu’un sénat élu ferait contrepoids à la Chambre des communes de façon si efficace que la situation se solderait par une impasse. C’est l’argument contraire à celui dont il a déjà été question, à savoir qu’un sénat élu ne serait pas assez différent de la Chambre des communes et ne pourrait donc pas lui faire contrepoids.

Le sénateur Lowell Murray a affirmé,

[S]i nous nous dirigeons vers un Sénat élu […] les pouvoirs de ce Sénat devront être délimités très attentivement par un amendement constitutionnel pour s`assurer que soit maintenue la primauté de la Chambre des communes dans notre système en tant que Chambre habilitée à prendre des votes de confiance et en tant que la Chambre la plus démocratique 24.

Ces préoccupations n’ont aucun fondement. Même si le Sénat est élu, la Chambre des communes demeurera la « Chambre habilitée à prendre des votes de confiance » et « la Chambre la plus démocratique ».

Une chambre haute dont les sièges seraient répartis en fonction du poids des régions plutôt qu’en proportion de la population ne pourrait jamais être considérée comme la chambre du peuple. Cette distinction continuera d’ailleurs de s’appliquer exclusivement à l’instance élue qui donne une voix égale à tous les Canadiens. De plus, un sénat dont les membres seraient élus moins souvent, et donc de façon moins récente, que les députés de la Chambre des communes ne pourrait, à aucun moment, prétendre représenter au même titre l’opinion de la population.

Qui plus est, les pouvoirs du Sénat sont déjà définis par la Constitution afin d’assurer la primauté de la Chambre des communes : seule celle-ci peut maintenir ou renverser le gouvernement en lui retirant sa confiance, le Sénat ne peut présenter des projets de loi ou des modifications portant affectation de crédits et, comme le sénateur Murray l’a concédé, la Constitution a « accordé un rôle très limité au Sénat dans le processus de modification de la Constitution »25.

À l’intérieur des limites prévues par celle-ci, le Sénat a été conçu pour faire contrepoids à la volonté de la Chambre des communes, plutôt que pour s’incliner devant elle. C’est au cours d’un débat sur l’éventualité d’une impasse au Parlement que sir John A. Macdonald a commenté, comme cité auparavant, que la Chambre haute « serait inutile » si elle ne pouvait pas exercer librement son pouvoir de façonner les résultats législatifs26. On s’attend actuellement à ce que le Sénat s’incline à tout propos devant la Chambre des communes simplement parce qu’il a perdu sa légitimité démocratique. Un sénat légitimé par des élections serait de nouveau aussi utile que celui qu’imaginait Macdonald.

Le Sénat et la Chambre des communes ont été conçus pour agir en tant qu’interlocuteurs et non comme adversaires. D’où le système de navette, par lequel les projets de loi présentés à l’une des deux chambres doivent être approuvés par l’autre et tous les amendements aux projets de loi adoptés par la deuxième chambre doivent, à leur tour, être approuvés par la Chambre à l’origine de la mesure législative. La Chambre qui est saisie d’un projet de loi peut également demander la tenue d’une conférence des représentants des deux chambres. Même si ce mécanisme n’est que rarement utilisé, il est possible d’y faire appel pour résoudre les différends insolubles entre les deux chambres qui portent sur les quelques questions qui exigent l’adoption immédiate d’une loi. Si les chambres ne peuvent parvenir à un accord, le projet de loi demeure simplement inscrit au Feuilleton jusqu’à ce que le Parlement soit prorogé, puis il meurt. Ce mécanisme ultime, qui vise à résoudre toute impasse entre la Chambre des communes et le Sénat, aboutit simplement au statu quo.

Le VUT constitue la façon la plus efficace d’éviter l’obstruction abusive, partisane ou idéologique des affaires gouvernementales, tout en améliorant les fonctions délibératives du Sénat. Comme ce mode de scrutin entraînerait une multiplication des partis au Sénat, un consensus multipartite serait nécessaire afin d’unir la majorité des sénateurs pour ou contre toute mesure. Les obstructions de nature politique aux projets de loi du gouvernement seraient réduites de façon spectaculaire. En outre, toute opposition du Sénat aux affaires du gouvernement pourrait davantage faire l’objet d’un compromis raisonnable.

Conclusion

La meilleure façon de choisir les sénateurs ne peut être établie qu’en relation avec les caractéristiques que nous souhaitons voir au Sénat, lesquelles dépendent des fonctions que nous désirons le voir exécuter.

Le Sénat ne peut pas efficacement remplir toutes ses fonctions s’il est frappé d’illégitimité. Pour reprendre les propos de William Stead,

Pour exercer ses fonctions, [la Chambre haute] a d’abord besoin de la confiance de la population, sans laquelle elle ne pourrait avoir le courage de faire son travail. Elle doit ensuite avoir confiance en elle-même : elle ne doit pas croire qu’elle est désuète, un fantôme moyenâgeux qui s’éternise jusqu’au jour où une révolution le reléguera aux oubliettes27.

Actuellement, la façon dont est constitué le Sénat ne lui permet pas de protéger les intérêts des minorités de la tyrannie de la majorité, ni de contrer les visées politiques d’une chambre des communes partisane, car les sénateurs, étant nommés par recommandation unilatérale du premier ministre, ne peuvent pas être suffisamment indépendants des Communes, du Cabinet ni des principaux partis politiques. La méthode actuelle de nomination des sénateurs garantit une domination des deux principales formations, si bien que le Sénat, polarisé et axé sur la confrontation, ne parvient pas aux délibérations constructives et consensuelles dont il a besoin pour faire contrepoids à la Chambre basse majoritaire.

Toutefois, l’élection des sénateurs est une simple condition nécessaire, mais non suffisante, pour que le Sénat fonctionne correctement. Pour qu’il devienne une véritable instance délibérative indépendante et efficace, ses membres doivent être élus par la bonne méthode. Comme la représentation différenciée est l’essence d’un bicaméralisme efficace, le système majoritaire uninominal doit être exclu.

Le VUT constitue une solution éprouvée à ces problèmes, car il permet à des minorités suffisamment solidaires d’élire des sénateurs, ce qui ouvre la voie à la multiplication des partis et des points de vue tout en exigeant un consensus multipartite.

Notes

1. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, 6 septembre 2006.

2. Janet Ajzenstat, Paul Romney, Ian Gentles et William Gairdner, dir., Débats sur la fondation du Canada, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 90.

3. Débats du Sénat, 11 janvier 1974, p. 1454.

4. Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la réforme du Sénat, Rapport, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1984.

5. Comité spécial de l’Alberta sur la réforme de la Chambre haute, Strengthening Canada: Reform of Canada’s Senate, Edmonton, Gouvernement de l’Alberta, 1985, p. 24. Ce rapport est à l’origine de la proposition « des trois e » pour le Sénat (égal, élu, efficace).

6. Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada, Rapport, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1985, p. 97.

7. Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur le renouvellement du Canada, Rapport, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1992, p. 42.

8. Robert A. MacKay, The Unreformed Senate of Canada, révisé et réimprimé, Toronto, McClelland and Stewart, 1963, p. 36.

9. Même si les sénateurs étaient élus selon la même méthode que les députés, la composition des deux chambres pourrait diverger grandement, car les circonscriptions, les mandats et la distribution régionale des sièges ne sont pas identiques. Toutefois, l’utilisation de différents modes de scrutin constitue, de loin, la meilleure façon d’assurer une représentation différenciée.

10. Comité mixte spécial sur la Constitution du Canada, Rapport, 1972, p. 35. Rapport Molgat-McGuigan.

11. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, 6 septembre 2006.

12. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, 21 septembre 2006.

13. Ibid.

14. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, 6 septembre 2006.

15. Representing the future : The report of the Councillors Commission, Londres, Crown Copyright, 2007.

16. Matthew Goodwin et Robert Ford, « Yes, the BNP could win in Europe », guardian.co.uk, 13 février 2009.

17. John Mackie, « Proportional representation and the Irish Free State », Journal of the Statistical and Social Inquiry Society of Ireland, vol. XIV, no 4 (1927), p. 326. Le système de RP dont il est question ici ne peut être que le vote unique transférable, car il constitue la seule méthode utilisant les « quotas de suffrages » et le seul système connu en Irlande à l’époque de Mackie.

18. Nick Loenen, « Finding New Ways to Vote », Fraser Forum (décembre 2001), p. 1.

19. Meg Russell, « What are Second Chambers for? », Parliamentary Affairs, vol. 54, no 3 (juillet 2001), p. 446.

20. La citation incluse dans le texte est tirée d’Enid Lakeman, How Democracies Vote, Londres, Faber, 1970, p. 140.

21. David M. Farrell, Comparing Electoral Systems, Londres, Prentice Hall, 1997, p. 140.

22. John Mackie, op. cit., p 327. En Irlande, la « RP » renvoie au VUT sauf mention contraire, car le VUT est le seul système de RP en vigueur dans ce pays, et aucune autre forme de RP n’était connue à l’époque de Mackie.

23. R. Kenneth Carty, Party and Parish Pump: Electoral Politics in Ireland, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1981, p. 115.

24. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, 6 septembre 2006.

25. Ibid.

26. Ajzenstat et coll., loc. cit.

27. William Thomas Stead, Peers or People?: The House of Lords Weighed in the Balance and Found Wanting, Londres, T. Fisher Unwin, 1907, p. 11.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 33 no 1
2010






Dernière mise à jour : 2020-09-14