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La réforme du Sénat et les minorités francophones
L'hon. Claudette Tardif; Chantal Terrien

Le présent article examine de façon générale les projets récents de réforme du Sénat lancés par le gouvernement et s’intéresse à l’impact que ces projets pourraient avoir sur la représentation des communautés francophones minoritaires au Sénat. En se basant sur les fondements historiques et constitutionnels du Sénat ainsi que sur son rôle, cette étude analyse la représentation dont ont joui historiquement les communautés francophones minoritaires du pays au sein de la Chambre haute. En s’appuyant sur des comparaisons internationales avec d’autres États multinationaux et fédéraux, les auteures proposent des pistes de réflexion quant aux meilleurs moyens de réformer le Sénat, si cela s’impose, afin qu’il continue à bien représenter les communautés francophones en milieu minoritaire.

Selon Walter Bagehot, journaliste anglais qui a écrit sur le système parlementaire britannique, « si nous avions une Chambre des communes idéale […] il est certain que nous n’aurions pas besoin d’une chambre haute ». Et pourtant, le Sénat canadien, instance nécessaire et utile, est aujourd’hui probablement l’une des institutions canadiennes les moins bien comprises au pays.

Combien de Canadiens et de Canadiennes se demandent « mais que fait le Sénat », ou « avons-nous vraiment besoin d’un sénat et des sénateurs » ou encore « pourquoi les sénateurs ne sont-ils pas élus, comme à la Chambre des communes ? » Ce sont là des questions importantes qui constituent le point de départ des débats entourant la réforme du Sénat canadien. Ce texte examine de façon générale les fondements historiques et constitutionnels de la Chambre haute, son rôle ainsi que les diverses suggestions de réforme et l’impact de ces dernières sur les communautés francophones en situation minoritaire.

Contexte présent et efforts récents de réforme

Après une absence de plusieurs années, la réforme du Sénat refait surface et est à nouveau au menu. Le 30 mai 2006, le gouvernement a présenté au Sénat le projet de loi S-4, qui visait à limiter le mandat des sénateurs à une période de 8 ans. Ce texte (devenu C-19 à la session suivante) a été étudié en profondeur par deux comités du Sénat. Lors de son passage devant le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat le 7 septembre 2006, le premier ministre Harper a lui-même informé le Comité que le projet de loi S-4 constituait une première étape du processus de réforme du Sénat1.

En effet, le gouvernement a présenté à la Chambre des communes quelques mois plus tard, en décembre 2006, le projet de loi C-43 (devenu C-20 à la session subséquente). Ce texte visait la mise sur pied d’un système électoral complet applicable à la sélection des sénateurs. À la dissolution du Parlement en septembre 2008, le projet de loi C-20 se trouvait au comité législatif de la Chambre des communes qui était chargé de l’étudier. Mentionnons qu’avec ces deux projets de loi, le gouvernement fédéral espérait apporter des modifications importantes au Sénat par voie strictement législative. Dans le discours du Trône de novembre 2008, le gouvernement est revenu à la charge et a fait part de son intention de déposer un projet de loi proposant un sénat élu dont le mandat maximal des sénateurs serait de huit ans. La présentation de ces projets de loi continueront à susciter un débat et à soulever plusieurs questions, tant chez les parlementaires fédéraux et provinciaux qu’au sein de la société canadienne.

Même s’il est bien de s’interroger sur les façons de renouveler le Sénat et nos institutions de façon plus générale, il est toutefois essentiel que ces discussions soient fondées sur une bonne compréhension de la Chambre haute. Pour cela, il importe de revenir aux fondements historiques et constitutionnels ainsi qu’aux rôles que les Pères de la Confédération avaient prévus pour le Sénat. Dans le cadre des débats récents, certains enjeux sont négligés.

Fondements historiques et constitutionnels

Dans les débats actuels, on semble oublier que, sans l’inclusion d’une chambre haute qui soit capable de représenter et de défendre les intérêts régionaux et les minorités, il n’y aurait pas eu de Confédération en 1867. Comme le soulignent plusieurs auteurs (par exemple, Ajzenstat, 2003; MacKay, 1927; Woerhling, 1992), le Sénat a été un sujet fort discuté à la Conférence de Québec en 1864 et sur lequel les Pères de la Confédération ont eu du mal à s’entendre2. Pour reprendre le propos de George Brown, « [n]os amis du Bas-Canada ont accepté de nous donner une représentation en fonction de la population à la Chambre basse à la condition expresse d’obtenir l’égalité à la Chambre haute. Nous n’aurions pas pu avancer d’un pas si nous avions rejeté cette condition3 ». Sans cette protection des intérêts régionaux et minoritaires, le Québec n’aurait pas consenti à se joindre aux autres colonies.

Le sénateur Serge Joyal, dans son ouvrage Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, présente un résumé de l’opinion exprimée par la Cour suprême du Canada en 1998 dans le contexte du Renvoi sur la sécession du Québec. La Cour suprême du Canada énonce clairement dans ce jugement les quatre principes directeurs de notre architecture constitutionnelle : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des minorités4. Le principe du fédéralisme et le principe du respect des minorités sont ceux qui nous intéressent davantage dans le cadre de ce texte.

Le principe du fédéralisme

Le principe du fédéralisme anime notre structure constitutionnelle. Comme le souligne le sénateur Joyal,

… le fédéralisme exprime la diversité de notre fédération. C’est essentiellement la reconnaissance des différences linguistiques, religieuses et socio-économiques qui distinguent les régions et les provinces du Canada. Le régime fédéral du Canada a été conçu d’emblée pour tenir compte des divers besoins, des faiblesses et des ressources des premiers partenaires de la Confédération…

Le Sénat a fait partie intégrante du compromis de 1867 parce qu’il était perçu, de concert avec le principe du fédéralisme, comme étant un moyen d’accommoder les différences profondes entre les régions et les provinces constituantes de la nouvelle fédération. Récemment, le gouvernement du Québec a repris ce point dans le mémoire qu’il a soumis le 31 mai 2007 au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Le gouvernement du Québec rappelle que le Sénat « fait partie intégrante du compromis qui a donné naissance au Canada, en 18675 ».

En outre, plusieurs politologues considèrent que le fédéralisme est un mécanisme qui permet d’accommoder les minorités au sein d’un État et de ses institutions. Comme l’explique Alain-G. Gagnon dans son étude récente sur le fédéralisme asymétrique au Canada, les auteurs s’entendent généralement pour dire que le fédéralisme correspond à une forme institutionnelle avancée qui permet de mettre en place des pratiques démocratiques plus élaborées et respectueuses des préférences des diverses communautés appelées à cohabiter sur le territoire d’un État-nation donné6.

Dans le même ouvrage, François Rocher explique, pour sa part, que « la reconnaissance et la préservation des diverses collectivités constitutives dans le cadre de la fédération doivent se traduire par des aménagements institutionnels spécifiques qui visent la réalisation de cet objectif initial7 ».

Le principe du respect des minorités

Le principe du respect des minorités est un autre principe constitutionnel fondamental défini par la Cour suprême en 1998 dans le Renvoi sur la sécession du Québec. La décision de la Cour confirme que les droits des minorités ont « clairement été un facteur essentiel dans l’élaboration de notre structure constitutionnelle même à l’époque de la Confédération ».

Bien que la loi incarne un compromis ayant fait en sorte que les provinces initiales ont convenu de se fédérer, il est important de se rappeler que la préservation des droits des minorités a été l’une des conditions selon lesquelles celles-ci se sont jointes à la fédération. Il s’agit du fondement sur lequel toute la structure a été par la suite érigée. L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 a confirmé cette protection des minorités et l’a élargie. Selon le sénateur Joyal, « ces nouvelles catégories de droits s’ajoutant à la Constitution, le rôle du Sénat au Parlement à titre de chambre où s’expriment les droits des minorités et les droits de la personne, a été confirmé, élargi et renforcé ».

Dans le débat actuel entourant la réforme du Sénat, on oublie la question de la représentation des minorités au Sénat et au sein des institutions parlementaires. Bien qu’à l’origine, comme le souligne Janet Azjenstat, les Pères de la Confédération avaient en tête que le Sénat protégerait la dissidence politique et le respect des droits des minorités politiques8, notre conception de ce que constitue une minorité a changé au fil des ans. Aujourd’hui, comme le souligne David Smith, les sénateurs tendent à représenter les groupes de la société qui sont sous-représentés à la Chambre des communes9, notamment les femmes, les Autochtones, les minorités visibles et les communautés de langue officielle en situation minoritaire. C’est d’ailleurs cette omission complète de la représentation des minorités dans les débats actuels, et plus particulièrement celle des communautés francophones en situation minoritaire, qui nous préoccupe.

Représentation des minorités francophones au Sénat

Le Sénat a historiquement joué un rôle important dans la représentation des minorités linguistiques du pays, notamment dans la représentation des francophones vivant en situation minoritaire et des anglophones du Québec. Notons qu’en 2007, la représentation à la Chambre des communes des députés francophones vivant en milieu minoritaire est de 4,3 p. 100, tandis qu’au Sénat, la représentation de sénateurs francophones hors Québec est de 9,1 p. 10010. En consultant les données historiques sur les sénateurs, on constate que les francophones en situation minoritaire ont joui d’une représentation sénatoriale presque continue (à quelques exceptions près) en Alberta, au Manitoba, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse (tableau 1).

Tableau 1 : Nomination de sénateurs francophones provenant de communautés minoritaires, par province
Province Premier sénateur francophone Tendances
Colombie-Britannique S/O Aucun sénateur francophone
Alberta 1906 Presque continuellement, sauf entre 1931 et 1940 et entre 1964 et 2005
Saskatchewan 1931 Continuellement entre 1931 et 1976
Manitoba 1871 Presque continuellement depuis 1871
Ontario 1887 Presque continuellement depuis 1887
Nouveau-Brunswick 1885 Presque continuellement depuis 1885
Nouvelle-Écosse 1907 Presque continuellement, sauf entre 1968 et 1974
Île-du-Prince-Édouard 1895 Un seul sénateur acadien, entre 1895 et 1897
Terre-Neuve-et-Labrador S/O Aucun sénateur francophone
Source : http://www2.parl.gc.ca/Parlinfo/lists/senators.aspx?Language=F&Parliament=0d5d5236-70f0-4a7e-8c96-68f985128af9

Le Manitoba, pour sa part, a eu une représentation presque continue depuis 1871 (tableau 1). La Saskatchewan et l’Île-du-Prince-Édouard ont également joui, à un certain moment, d’une représentation au Sénat.

En Alberta, à l’exception de deux périodes, soit entre 1931 et 1940 et entre 1964 et 2005, la communauté francophone a toujours compté un représentant au Sénat, et ce, depuis 1906. Exception faite de courts intervalles, l’Ontario a toujours eu au moins un, sinon deux sénateurs francophones. D’illustres sénateurs francophones de l’Ontario, comme le sénateur Napoléon-Antoine Belcourt, Gustave Lacasse et, plus récemment, Jean-Robert Gauthier, ont été très impliqués dans la communauté francophone de l’Ontario et dans certains des grands débats linguistiques de leurs époques respectives.

Nous pouvons constater que, même si aucun mécanisme officiel n’oblige actuellement un premier ministre à nommer des sénateurs issus des communautés francophones et acadienne, il y a une tradition qui existe depuis longtemps, qui est établie et dont les francophones en situation minoritaire sont conscients. Selon F. A. Kunz, dans son livre The Modern Senate of Canada 1923-1965, la représentation au Sénat revendiquée par les Acadiens, les francophones de Ontario et de l’Ouest, ainsi que les anglophones du Québec « fait partie des principes régissant les nominations »11. En effet, comme le relate Kunz, dès les premières années après la Confédération, John A. Macdonald jugeait qu’il était probablement souhaitable, même nécessaire, d’accorder une représentation au Sénat à des francophones et à des Acadiens. En consultant les données historiques, on constate que des premiers ministres subséquents ont également jugé bon de nommer des sénateurs issus des communautés francophones de l’extérieur du Québec. Comme l’explique Linda Cardinal dans une étude récente sur la participation politique des minorités francophones hors Québec, « le premier ministre du Canada, en raison de son pouvoir de nomination, peut accroître leur participation au Sénat mais une telle mesure n’a rien de contraignant12 ». La nomination de sénateurs francophones repose donc, d’une part, sur la bonne volonté du premier ministre à le faire et, d’autre part, sur la capacité des communautés francophones à influencer les décisions politiques du premier ministre.

Comme le souligne Kunz, les communautés francophones en situation minoritaire voyaient la nomination de sénateurs francophones comme étant « la reconnaissance de leur importance relative dans le système social et politique du pays »13. Le fait de nommer un sénateur francophone issu d’une province anglophone constituait, bien souvent, un geste hautement symbolique; cela voulait dire que la contribution et la participation des francophones à la vie politique et économique de leur milieu était partiellement reconnue. Voilà pourquoi les francophones en situation minoritaire ont toujours accordé une grande importance à leur représentation au Sénat, et ce, dès le début de la Confédération.

Contributions des sénateurs francophones

En consultant les archives d’associations provinciales francophones14, on constate que plusieurs sénateurs francophones ont utilisé leur position au Sénat afin de mettre en lumière de graves injustices commises à l’endroit des communautés francophones en situation minoritaire.

Les sénateurs Belcourt et Lacasse ont prononcé plusieurs discours au Sénat concernant la situation du français en Ontario dans la foulée de la lutte contre le règlement 17. D’autres sénateurs, tels Jean-Maurice Simard et Jean-Robert Gauthier, se sont, eux aussi, servi du Sénat comme tribune pour exprimer leur mécontentement face à certaines mesures des gouvernements provinciaux et/ou fédéral. Pendant la longue lutte contre la fermeture de l’Hôpital Montfort à Ottawa, le sénateur Gauthier a fait des discours au Sénat afin d’attirer l’attention de ses collègues sur la grave injustice que vivait la communauté francophone de l’Ontario avec la fermeture proposée de son seul hôpital d’enseignement en français.

D’autres sénateurs sont aussi intervenus sur le sujet et le Sénat a adopté à l’unanimité, le 24 avril 1997, une motion destinée à encourager le gouvernement fédéral et le gouvernement ontarien à trouver une solution afin que l’Hôpital Montfort puisse rester ouvert. En 1999, le sénateur acadien Jean-Maurice Simard a utilisé son rôle de sénateur pour faire publier un rapport intitulé De la coupe aux lèvres : un coup de cœur se fait attendre, au sujet de la mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles.

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles a aussi publié plusieurs études et rapports au cours des dernières années sur des questions d’importance pour les communautés francophones minoritaires. Pensons, à titre d’exemples, aux études sur le rôle de l’éducation en milieu minoritaire, les effets d’un déménagement des sièges sociaux d’une région désignée bilingue à une région unilingue et le français aux Jeux Olympiques de Vancouver en 2010.

Le Sénat peut également jouer un rôle législatif important. Il ne faudrait surtout pas oublier les efforts entrepris à quatre reprises par le sénateur Jean-Robert Gauthier, efforts qui ont mené à l’adoption de modifications importantes à la partie VII de la Loi sur les langues officielles. Si cette partie a été renforcée et améliorée par l’adoption du projet de loi S-3 en novembre 2005, c’est dû, entre autres, à la persévérance du sénateur, qui voulait améliorer le sort des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Ainsi, même si le Sénat n’a pas toujours été en mesure d’agir afin de protéger les droits des minorités francophones au Canada, il a servi, et ce, dès le début, de tribune importante où les francophones pouvaient faire valoir leurs préoccupations quant aux gestes posés par leurs gouvernements. De plus, comme nous l’avons expliqué précédemment, les fonds d’archives des associations francophones provinciales nous démontrent clairement que la plupart des sénateurs francophones nommés au Sénat participaient au développement de leur communauté et qu’ils y avaient été nommés grâce à l’appui de celle-ci.

Élection de sénateurs – effets sur les francophones en milieu minoritaire

Dans Le bulletin francophone de février 2007, la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) fait valoir « que tout changement proposé au Sénat devrait tenir compte, entre autres, de la représentativité des communautés de langue officielle en situation minoritaire »15.

La participation des francophones à tout débat de réforme s’est fait très tôt. En effet, dès le dépôt du projet de loi C-60 en 1978, la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ, plus tard renommée la FCFA) avait fait état de ses préoccupations à ce sujet. Comme le souligne Linda Cardinal dans son étude récente sur la participation à la vie politique au Canada des minorités francophones hors Québec, la FFHQ a revendiqué, notamment au cours des débats sur la réforme de la Constitution des années 1980, la représentation garantie de sénateurs francophones hors Québec au Sénat16. L’auteure rappelle que la Fédération a pris part aux débats constitutionnels entourant l’Accord du lac Meech et l’Accord de Charlottetown, afin que soient prises en considération les préoccupations des communautés francophones et acadienne quant à la mise en place d’un sénat élu. À la lumière des propositions que le gouvernement actuel a mises de l’avant à la Chambre des communes et dans son dernier discours du Trône, il importe de poursuivre la réflexion entamée précédemment.

Les mesures proposées par le gouvernement actuel ne tiennent nullement compte de leur impact sur la représentation des minorités, et plus particulièrement des minorités francophones. D’ailleurs, dans sa comparution devant le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat le 7 septembre 2006, en réponse à une question d’une sénatrice du Manitoba, l’honorable Maria Chaput, sur l’incidence de la mise en place d’un processus électif sur la représentation des minorités, le premier ministre Harper a répondu :

C’est un débat que nous aurons à la prochaine étape. Le gouvernement va présenter un projet de loi et je présume qu’il y aura des discussions sur ce point. Je pense qu’il y a des façons d’encourager l’élection d’individus qui représentent la diversité du Canada. Cependant, la nature d’un processus d’élections est qu’on ne peut pas dicter le choix des électeurs et des électrices17.

Ainsi, si l’on comprend bien les propos du premier ministre, le projet d’élections sénatoriales qu’il a présenté à la Chambre des communes ne tient aucunement compte de la représentation des francophones issus des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Le seul politicien à avoir mentionné qu’il y avait lieu, dans le contexte d’un projet de réforme du Sénat, de tenir compte des préoccupations des minorités et de la dualité canadienne a été Benoît Pelletier, ministre québécois des Affaires intergouvernementales canadiennes. En effet, le 21 septembre 2006, lors de son témoignage devant le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, il a affirmé :

… nous [le gouvernement du Québec] avons posé quelques balises pour une réforme éventuelle du Sénat disant : cette réforme éventuelle du Sénat doit tenir compte, premièrement, des intérêts spécifiques du Québec, qui sont historiques; deuxièmement, de la dualité canadienne; et troisièmement, des intérêts minoritaires18.

Si l’on procède à l’élection de sénateurs, la représentation des communautés francophones minoritaires risque d’en souffrir. D’abord, il y a risque de perdre les acquis — c’est-à-dire, la représentation dont les francophones minoritaires jouissent déjà, à moins qu’elle ne soit officialisée, soit par une loi ou par un autre moyen. Ensuite, si, lors d’une « consultation », les électeurs des provinces et territoires sont appelés à choisir un ou plusieurs candidats à partir d’une liste, il n’y a aucun mécanisme qui assure qu’il y ait des francophones parmi les candidats sans que la communauté ne continue à exercer des pressions afin qu’il y ait un ou des candidats francophones figurant sur la liste. De plus, si l’ensemble des électeurs d’une province ou d’un territoire sont appelés à se prononcer quant à leurs préférences, cela diminue l’impact que peut avoir la communauté francophone sur le résultat final, puisqu’elle est en situation minoritaire à l’échelle de la province.

Ainsi, comme l’explique la FCFA dans son édition de février 2007 du Bulletin francophone, le type de processus qui est actuellement proposé pourrait faire en sorte que des sièges comme celui que détenait le sénateur Gauthier en Ontario ne seraient pas comblés par des francophones. Il pourrait alors y avoir de grandes pertes dans la représentation au Sénat des francophones minoritaires. L’étude de Louis Massicotte confirme que « les minorités de langue officielle ont peu à gagner, mais beaucoup à perdre, si le mode de sélection des sénateurs est modifié »19. Dans les provinces où les francophones ont historiquement joui d’une représentation, il n’y aurait alors aucun mécanisme facilitant ou assurant une représentation adéquate des communautés francophones. Ainsi, la question à se poser et à laquelle il faut chercher réponse est la suivante : comment peut-on s’assurer que, dans tout projet de réforme du Sénat, les communautés francophones en situation minoritaire ne verront pas leurs acquis s’effriter, pour ne pas dire disparaître? Et, d’autre part, est-il possible de faire des gains?

Mécanismes possibles de représentation

Plusieurs projets de réforme du Sénat au fil des ans ont fait allusion ou ont proposé l’adoption d’une règle de la double majorité afin d’assurer une protection supplémentaire à la langue française et à la culture francophone : pensons notamment au projet de loi C-60 en 1978, au rapport Molgat-Cosgrove, à la Commission MacDonald, au comité Beaudoin-Dobbie et à l’Accord de Charlottetown. Le projet de loi C-60 est le projet de réforme qui a présenté pour la première fois l’idée de compenser le déclin des francophones au Sénat par un mécanisme de veto des parlementaires représentant les minorités linguistiques. L’Accord de Charlottetown, pour sa part, contenait une disposition qui prévoyait que le Sénat aurait un veto absolu sur les questions linguistiques et culturelles et que tout projet de loi en la matière devait être adopté non seulement par une majorité de sénateurs, mais également par une majorité de sénateurs francophones.

Que le Sénat conserve un veto absolu pour les questions linguistiques et culturelles et que les projets de loi soient soumis à une double majorité au Sénat représente probablement l’un des meilleurs moyens par lequel un sénat élu pourrait exercer une influence certaine sur les questions linguistiques et culturelles d’intérêt pour les francophones minoritaires. Il importerait toutefois de s’assurer qu’au minimum, la représentation actuelle des francophones soit conservée ou possiblement augmentée. Cela viendrait compléter la représentation majoritairement francophone du Québec, afin que la francophonie canadienne dans son ensemble soit représentée. Ces deux mécanismes combinés représenteraient un moyen de tenir compte du principe constitutionnel de protection des minorités dont le sénateur Joyal parlait.

Dans un système où les sénateurs seraient élus, il serait également nécessaire de bien délimiter les circonscriptions électorales au sein des provinces. Cela pourrait faire en sorte que les francophones, malgré leur situation minoritaire à l’échelle de la province, puissent possiblement exercer une certaine influence sur les résultats électoraux. L’étude de Martin Joyal portant sur le comportement électoral des Franco-Ontariens affirme que « les francophones sont élus principalement dans des circonscriptions où leur seuil est de plus de 30 p. 100 »20. Il note également que les circonscriptions qui comprennent plus de 30 p. 100 de francophones se font plus rares à cause de changements démographiques en Ontario. Il en est de même pour la plupart des régions au pays. Pour les francophones du Manitoba et de l’Alberta, une « consultation électorale » de l’ensemble de la province pourrait signifier la perte de la représentation qu’ils détiennent actuellement.

Plusieurs pays à régime bicaméral ont établi des mécanismes pour la représentation des minorités dans leur chambre haute. Pensons, entre autres, au scrutin indirect ou encore à la nomination d’un nombre déterminé de candidats, dont plusieurs pays se servent afin d’assurer une représentation adéquate de leurs minorités linguistiques et ethniques au sein de leur chambre haute et de leur parlement de façon plus générale. Ce sont, dans la plupart des cas, des pays où la chambre haute est nommée ou partiellement nommée.

L’Afrique du Sud est un pays qui assure une bonne représentation de ses minorités au sein de son parlement. En effet, selon le rapport de 2007 de Minority Rights Group International, ce pays se classe premier au monde au niveau de la représentation parlementaire de ses minorités. Par exemple, les Blancs, avec 14 p. 100 de la population, occupent 29,3 p. 100 des sièges, et la plupart des autres minorités, dont les métis et les Indiens sont surreprésentés au Parlement. Il existe aussi 11 langues officielles en Afrique du Sud. La Constitution prévoit des mécanismes souples assurant leur représentation équitable, en particulier celle des neuf langues indigènes, en plus de l’afrikaans et de l’anglais. Grâce à une politique active d’inclusion des minorités linguistiques et ethniques après l’abolition du régime d’apartheid, le Parlement sud-africain est devenu le parlement le plus représentatif au monde sur le plan ethnique.

Un mode de scrutin tel que la représentation proportionnelle constitue l’un des moyens possibles à considérer afin d’assurer une représentation adéquate des communautés francophones en situation minoritaire au Sénat. Toutefois, une nuance importante s’impose. La représentation proportionnelle garantit d’abord la représentation des partis minoritaires. Ainsi, la présence des minorités linguistiques ne serait pas nécessairement assurée. Cela dépendrait des choix effectués par les partis au niveau de la présentation des candidatures.

Ce que l’on remarque en examinant les mécanismes de représentation des minorités dans d’autres pays, c’est qu’il s’agit soit de systèmes mixtes (c’est-à-dire d’une combinaison de sénateurs nommés et élus), soit d’un système de représentation proportionnelle. En consultant l’édition 2007 du document State of the World’s Minorities publié par Minority Rights Group International, on constate qu’une majorité des régimes bicaméraux du monde où il y a une représentation assurée aux minorités à la chambre haute utilisent une forme quelconque de représentation proportionnelle. Cependant, au Canada, nous avons vu qu’il n’y a pas beaucoup d’appui pour un changement dans ce sens. La Colombie Britannique et, dernièrement, l’Ontario ont rejeté par voie référendaire des changements semblables à leur système électoral. Il y a également certains pays qui utilisent un système de scrutin préférentiel ou qui nomment partiellement une partie de la chambre haute. Ce sont sans doute des options à étudier de près afin d’essayer d’influencer le débat entourant les projets de loi sur la réforme du Sénat.

Conclusion

Ce qu’il importe de retenir de ces quelques exemples est qu’il existe certains mécanismes dont les communautés francophones en situation minoritaire pourraient s’inspirer et qu’elles pourraient adapter à leurs besoins de représentation au Sénat. Cependant, comme l’ont fait valoir les premiers ministres du Québec et de l’Ontario dans un article de la Presse canadienne daté du 27 novembre 2007, ce type de changement fondamental au Sénat doit se faire en consultation avec les provinces et ne peut pas être entrepris par le gouvernement fédéral seul. D’ailleurs, l’Assemblée nationale du Québec a, le 7 novembre 2007, adopté à l’unanimité une résolution réaffirmant que toute modification au Sénat canadien ne peut se faire sans le consentement du gouvernement du Québec et de l’Assemblée nationale.

De plus, comme l’a démontré notre étude, il existe une convention selon laquelle les communautés francophones minoritaires de plusieurs provinces ont presque toujours joui d’une représentation au Sénat. Non seulement ces communautés ont-elles été représentées à la Chambre haute, mais elles ont aussi eu en plusieurs sénateurs de grands défenseurs de leurs droits et de leurs causes. Ceci dit, le projet de réforme sous sa forme actuelle pourrait nuire à la représentation des communautés francophones minoritaires au Sénat. Voilà pourquoi il importe de réfléchir plus profondément aux conséquences négatives qu’une réforme menant à un sénat élu risquerait d’avoir sur la représentation des minorités. Soumises à une telle réforme, les minorités francophones risqueraient de perdre des acquis importants, acquis qui ont été à la base de notre structure constitutionnelle depuis la formation de notre pays. Comme le dit si bien David Smith,

En termes simples, ils [les réformateurs] placent la charrue devant les bœufs. Ils essaient de remanier l’institution sans avoir étudié au préalable le système de valeurs que sous-tend la Constitution, sans avoir tenu compte des répercussions qu’aurait une réforme du Sénat sur la structure juridico-politique existante, et sans même avoir défini l’objectif ultime de leurs efforts. Stratégie qui n’a que très peu de chances d’améliorer le fonctionnement du Sénat et qui risquerait en fait d’aggraver les choses21.

Ainsi, avant de procéder à une réforme à la pièce ou en profondeur du Sénat et de nos institutions parlementaires, il importe de se poser quelques questions afin d’éviter que les minorités francophones ne voient leur acquis fondre au soleil. Comme le souligne David Smith ci-dessus, il faut analyser toute réforme du Sénat en tenant compte de l’ensemble des institutions parlementaires et des valeurs qui les sous-tendent, sans quoi certaines parties de la population canadienne, notamment les minorités francophones, risquent de se retrouver avec des institutions qui ne reflètent pas leur réalité ni leurs préoccupations.

Notes

1. Le très honorable Stephen Harper. Canada. 2006. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat. Le 7 septembre 2006, fascicule no 2, p. 8.

2. José Woehrling. 1992. « Les enjeux de la réforme du Sénat canadien », Revue générale de droit, vol. 23, no 1, p.84. Voir aussi Janet Azjenstat. 2003. « Le bicaméralisme et les architectes du Canada : les origines du Sénat canadien », dans Serge Joyal, dir., Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, Montréal, McGill Queen’s University Press.

3. Cette affirmation de George Brown est citée dans l’ouvrage de Robert A MacKay. 1927. The Unreformed Senate of Canada, Toronto, Carleton Library, p. 38.

4. Serge Joyal. 2003. « Le Sénat : une incarnation du principe fédéral », dans Serge Joyal, dir., Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, Montréal, McGill Queens University Press, p. 291.

5. Gouvernement du Québec. 2007. Mémoire du gouvernement du Québec concernant les projets législatifs fédéraux sur le Sénat, déposé devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, 31 mai 2007, p. 8.

6. Alain-G. Gagnon. 2006. « Le fédéralisme asymétrique au Canada », dans Alain-G. Gagnon, dir., Le fédéralisme canadien contemporain : Fondements, traditions institutions, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 289.

7. François Rocher. 2006. « La dynamique Québec-Canada ou le refus de l’idéal fédéral » dans Alain-G. Gagnon, dir., op. cit., p. 97.

8. Janet Azjenstat, op. cit., p. 3.

9. David E. Smith. 2003. « L’adaptation possible du Sénat, sans avoir à réformer la Constitution », dans Serge Joyal, dir., Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, Montréal, McGill Queens University Press, p. 260.

10. Linda Cardinal. 2007. La participation des minorités francophones hors Québec à la vie politique au Canada : comment combler le déficit démocratique?, Ottawa, p. 7.

11. F.A. Kunz. 1965. The Modern Senate of Canada, 1923-1965, Toronto, University of Toronto Press, p. 47.

12. Linda Cardinal, op. cit., p. 6.

13. F.A. Kunz, op. cit., p. 46.

14. Voir le Fonds d’archives de l’ACFA, Provincial Archives of Alberta (PAA), ACFA, La représentation franco-albertaine au Sénat, correspondance et documentation, 1936-1968 (PR.1980.0226/204 box 11). Voir aussi le Fonds d’archives de l’ACFEO, disponible au Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa.

15. FCFA. 2007. « Vers une réforme du Sénat : de quoi inquiéter la FCFA », Le bulletin francophone, Ottawa, vol. 17, n°1 (février 2007), p. 3.

16. Linda Cardinal. op. cit., p. 12.

17. Le très honorable Stephen Harper, op. cit., p. 19.

18. Benoît Pelletier. Canada. 2006. Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat. Le 21 septembre 2006, fascicule no 5, p. 96.

19. Louis Massicotte. 2007. Les répercussions possibles d’un sénat élu sur les minorités de langues officielles du Canada, Washington, 6 mars 2007, p. 17. Étude réalisée pour le Commissariat aux langues officielles.

20. Cité dans Linda Cardinal, op. cit., p. 12.

21. David E. Smith, op. cit., p. 247.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 32 no 1
2009






Dernière mise à jour : 2020-09-14