PDF
Sénateur
Pierre Claude Nolin
Les « accommodements raisonnables » nécessaires à lintégration sociale des
immigrants récents font actuellement lobjet dun débat au Québec et ailleurs
au Canada. Lauteur du présent article soutient que lhistoire du Canada
est semée de compromis pragmatiques visant à concilier divers intérêts
et groupes. Ce même pragmatisme a présidé à lévolution de nos institutions
parlementaires.
Lhistoire de notre développement national est, comme celle, parallèle,
de nos institutions parlementaires, semée daccommodements pragmatiques
obtenus par ladaptation et linnovation. Quon ne sy trompe pas : le pragmatisme
a parfois essuyé une résistance acharnée. Il y a eu en chemin des tensions,
des revers, des dérapages. Mais un fait sest imposé dès le début : pour
les premiers colons dans un continent inconnu et souvent hostile, le pragmatisme
constituait une condition essentielle de la survie.
En fait de pragmatisme, dadaptation et dinnovation, le Canada sest montré
particulièrement habile. Noublions pas, cependant, que ce phénomène découlait
dune nécessité et quil suscitait souvent la controverse. Les efforts
visant à accommoder des intérêts divergents ou des populations minoritaires
nont pas toujours porté fruit. Lorsquon prenait des mesures daccommodement,
cétait souvent à contrecur. Au fil du temps, toutefois, ce pragmatisme
est devenu beaucoup plus quune simple stratégie de survie efficace. Ce
qui était autrefois un impératif inévitable et déplaisant sest mué en
une valeur culturelle que nous chérissons aujourdhui avec bonheur. Laccommodement
pragmatique a fait son chemin dans notre esprit collectif et fait maintenant
partie de notre façon dêtre, de notre identité canadienne, en fait.
Cet héritage remonte au tout début de notre histoire. Pour réussir à gouverner
la Nouvelle-France et à assurer la sécurité détablissements comme Québec
, il faut dabord sentendre avec les peuples autochtones de la région.
Cest ainsi quen 1701, le gouverneur de la Nouvelle-France, Louis-Hector
de Callière, signe la Grande Paix de Montréal avec 39 Premières nations,
dont certaines les Hurons et les Algonquins étaient membres de la Confédération
iroquoise. De Callière juge préférable de faire preuve de pragmatisme que
de devoir résister perpétuellement à linsurrection. Son choix va orienter
à jamais lévolution du Canada.
La Proclamation royale de 1763 constitue une autre étape importante de
linstauration de relations avec les peuples autochtones. Elle reconnaît
les Premières nations et établit le cadre constitutionnel des traités à
négocier avec elles. Considérée comme la « Grande Charte » des peuples autochtones,
elle est enchâssée dans la Charte canadienne des droits et libertés, qui
interdit de porter atteinte à leurs libertés ou droits ancestraux, issus
de traités ou autres, y compris la Proclamation royale de 1763. Il importe
de reconnaître quil reste encore beaucoup à faire pour que les Premières
nations occupent la place qui leur revient dans notre pays, et cest de
la Proclamation royale que nous devons nous inspirer pour régler leurs
revendications territoriales et respecter leurs autres droits issus des
traités.
Après avoir acquis ce nouveau territoire en 1763, la Grande-Bretagne doit
aussi se confronter au fait français. Par nécessité, sa politique coloniale
doit parfois être plus souple et plus pragmatique que sa politique intérieure.
En loccurrence, les habitants des terres acquises nallaient pas sassimiler
automatiquement, contrairement à ce quon présumait dans lAncien Monde.
Limpératif de laccommodement pragmatique qui faisait loi dans le Nouveau
Monde allait simposer en 1774, avec ladoption de lActe de Québec, mesure
extraordinaire à plus dun titre. En effet, lActe étend considérablement
le territoire québécois. Il rétablit le droit civil et le régime seigneurial
que la common law avait supplantés dans les années suivant la guerre avec
les Français et les Indiens. Il fait aussi du Québec un cas unique parmi
les colonies britanniques dAmérique du Nord, dans la mesure où il aurait
à sa tête un gouverneur et un conseil législatif, mais pas dassemblée
de représentants.
LActe de Québec a ceci dextraordinaire quil autorise la libre pratique
du catholicisme au Québec et modifie le serment dallégeance de manière
à ce que les catholiques puissent occuper des postes au gouvernement. En
outre, il apporte ces réformes chez nous des décennies avant que lAngleterre
naccorde ces libertés à ses propres catholiques. Les catholiques dAngleterre
ont dû patienter 50 ans encore avant dobtenir la liberté de culte accordée
par lActe de Québec.
Ce pragmatisme a beau savérer efficace au Québec, il est fortement contesté
ailleurs. LActe de Québec figure parmi les provocations à lorigine de
la révolution des Treize Colonies américaines. Il est dénoncé par le First
Continental Congress et dans le texte même de la Déclaration dindépendance.
Toutefois, comme les défis que pose ladministration dun territoire du
Nouveau Monde comme le Québec ne peuvent tout simplement pas être escamotés,
le gouvernement colonial opte sagement pour une solution controversée mais
pratique, à savoir la tolérance religieuse et la conciliation des minorités.
Dune certaine façon, lhistoire lui donnera raison, dans la mesure où
les colonies qui vont plus tard rallier la Confédération refuseront de
participer à la révolution qui éclatera dans les colonies américaines.
La nouvelle stratégie daccommodement était contraire aux instincts de
lAncien Monde. Cest la volonté de survie ou labsolue nécessité qui la
dictée. Bien que cette stratégie nait été au début quune tactique à laquelle
il nexistait pas de solution de rechange pratique, on en est venu peu
à peu à la considérer comme une stratégie judicieuse, compte tenu des réalités
du Nouveau Monde. À lorigine simple expédient, voire solution de facilité,
le pragmatisme finit par devenir partie intégrante des valeurs fondamentales
de notre société.
Peu après lActe de Québec, létablissement des États-Unis, puis limmigration
des Loyalistes de lEmpire-Uni suscitent de nouvelles attentes daccommodements
et renforcent les aspirations populaires à la représentation démocratique.
Il en résulte une autre manifestation de pragmatisme à légard du fait
français : lActe constitutionnel de 1791, qui divise le Québec en Haut-Canada
lOntario daujourdhui et en Bas-Canada le Québec actuel. Il accorde
aussi aux Bas-Canadiens les droits dont jouissent les sujets britanniques
ailleurs en Amérique du Nord.
Pour garantir leurs droits politiques, lActe constitutionnel prévoit la
création dune assemblée législative élue. Il maintient, par ailleurs,
la stratégie daccommodement pragmatique en préservant les droits des catholiques.
Dans les années 1830, les tensions montent partout en Amérique du Nord
britannique. Au Bas-Canada, la classe moyenne canadienne-française grandissante
revendique plus de pouvoir et conteste lautorité de lexécutif. Une crise
agricole pousse beaucoup de Canadiens français au bord de la famine. Par
ailleurs, limmigration en provenance des îles Britanniques augmente la
proportion des habitants dexpression anglaise, surtout dans les centres
urbains de Québec et de Montréal. Les concessions de 1791 permettent vraiment
davancer vers des institutions parlementaires efficaces, mais ne répondent
pas aux attentes des habitants anglophones ou francophones des colonies.
En 1837, des rébellions éclatent en Amérique du Nord britannique. Elles
ne sont donc plus le fait des seuls francophones du Bas-Canada, car elle
sévit dans le Bas comme dans le Haut-Canada et que beaucoup des meneurs
au Bas-Canada sont anglophones. Par après, le gouvernement britannique
envoie lord Durham étudier les doléances coloniales. Dans son rapport,
laristocrate anglais formule diverses recommandations de réforme.
Lord Durham arrive à Québec le 27 mai 1838, apportant avec lui une perspective
européenne sur une situation américaine. Avant, il avait été député au
Parlement de Londres et avait été ambassadeur dAngleterre en Russie pendant
deux ans. Il va rester tout juste 15 mois au Canada, jusquen septembre
1839. Comme il na aucune expérience de la vie et de la politique coloniales,
sa solution au « fait français » consiste à préconiser lassimilation des
Canadiens dexpression française. Aussi recommande-t-il lunion du Haut
et du Bas-Canada, effectuée au moyen de lActe dunion, 1840, qui établit
une assemblée unique où le Haut et le Bas-Canada sont représentés à égalité,
alors que la population francophone du Bas-Canada est plus nombreuse. Les
habitants francophones du Bas-Canada passent donc de majorité dans leur
propre territoire à minorité dans la nouvelle province unie. Chose regrettable,
lActe fait également de langlais la seule langue officielle dans les
institutions gouvernementales, y compris à la législature.
On le sait, Durham fait fi de la coutume de pragmatisme ancrée depuis plusieurs
siècles déjà dans le Nouveau Monde, optant plutôt pour une stratégie dassimilation
digne de lAncien Monde. Comme on pouvait sy attendre, il échoue lamentablement.
Cependant, quelque chose de durable est sorti de son rapport, car il avait
participé aux réformes électorales faites en Angleterre au cours des années
1830. Il nest donc pas surprenant quil recommande aussi dinstituer un
gouvernement responsable en Amérique du Nord britannique.
Laccommodement parlementaire
Cette année, nous célébrons le 160e anniversaire du gouvernement responsable
au Canada. Il est dabord institué en Nouvelle-Écosse en février 1848 avec
lassermentation du premier cabinet choisi exclusivement dans les rangs
du parti majoritaire à la chambre élue. En fait, hormis celui de Londres,
cest le tout premier gouvernement responsable. Cet exemple sera bientôt
suivi au Canada-Uni, en mars, avec lassermentation du gouvernement Lafontaine-Baldwin.
Jajouterai que, la même année, Lafontaine rétablit lusage du français
à la législature.
Le gouvernement responsable constitue, en soi, une évolution remarquable.
Toutefois, il illustre aussi lévolution de la particularité canadienne
quest le pragmatisme. Une fois les gouverneurs coloniaux obligés de choisir
le chef du parti le plus nombreux à lassemblée comme premier ministre,
celui-ci doit forcément intégrer des considérations électorales au moment
de former son cabinet. Cela va bien au-delà des alliances entre Canadiens
anglais et Canadiens français quont lhabitude de nouer les grands chefs
politiques de lépoque. Limpératif dinclusion et déquilibre régional
au sein du cabinet a, lui aussi, évolué au fil des ans. Cest parce quon
a graduellement fait place à laccommodement pragmatique à titre de valeur
canadienne que lon a pu voir un jour, pour la première fois, une femme
accéder à un cabinet provincial en 1921, un juif devenir ministre en 1950,
une femme faire partie du cabinet fédéral en 1957 et un Autochtone nommé
ministre fédéral en 1976. La formation dun cabinet au Canada incarne un
principe qui régit aujourdhui toutes nos institutions : la prise en compte
des intérêts régionaux, sectoriels et minoritaires.
Cependant, ce phénomène ne se limite pas à la nomination des cabinets.
Nous avons vu des gens de toutes professions et de toutes origines, y compris
des immigrants, être nommés à des charges publiques, notamment aux postes
de gouverneur général et de lieutenant-gouverneur, et à la magistrature.
Le jalon suivant dans le développement de nos institutions est la Confédération.
À bien des égards, les compromis et les structures institutionnelles issus
de lActe de lAmérique du Nord britannique montrent que le pragmatisme,
la conciliation et linnovation se trouvent, dès lorigine, au cur de
notre épopée nationale.
Je voudrais maintenant mattarder sur un aspect avec lequel jai eu le
privilège de me familiariser. Le Parlement du Canada illustre à merveille
le thème de mon intervention daujourdhui. Les Pères de la Confédération
ont transformé les institutions britanniques pour les adapter à la réalité
canadienne. Comme ils les appliquaient à une fédération, et non à un État
unitaire, il sagissait ce qui était nouveau pour eux de rédiger une
constitution qui coexisterait avec une tradition non écrite et que nous
appelons maintenant conventions constitutionnelles.
Ils ont créé une chambre des communes et lont dotée de caractéristiques
démocratiques qui navaient pas encore vu le jour en Angleterre, comme
le recensement régulier, pour assurer une stricte représentation de la
population et légalité démographique approximative des circonscriptions.
Parce quils créaient leur Parlement de novo, ils ont pu surpasser ce qui
se faisait dans la mère patrie, où de telles réformes démocratiques ne
verraient pas le jour avant des dizaines dannées.
Ils ont prévu la constitution dune cour suprême à titre de cour générale
dappel. Non seulement la Cour trancherait les questions de droit courantes,
comme lont toujours fait les tribunaux britanniques, mais aussi les différends
concernant la compétence législative des deux ordres de gouvernement. Créer
un tribunal national en lui conférant non seulement le pouvoir dinterpréter
les lois, mais aussi de les invalider pour des motifs constitutionnels
représentait une innovation importante. La constitution écrite, fruit de
la fusion des meilleurs éléments de la common law et du droit civil, devenait,
par le fait même, « un arbre vivant », pour employer la célèbre métaphore
de lord Sankey.
Les Pères de la Confédération se sont aussi inspirés du concept britannique
de la chambre haute du Parlement, mais en conférant à ce qui était, en
Grande-Bretagne, une institution aristocratique, chargée de défendre les
intérêts des riches et des propriétaires fonciers, le rôle de défenseur
des intérêts régionaux et minoritaires. Cette souplesse dans ladaptation
des institutions britanniques, qui étaient au service dun État unitaire,
sest avérée indispensable à leur pertinence et à leur bon fonctionnement
au sein dun régime fédéral. En mariant les traditions de lAncien Monde
aux exigences du Nouveau, les Pères de la Confédération ont rêvé dune
institution composée non seulement des « grands de ce monde », mais aussi
de représentants des acteurs qui participeraient à la construction dun
nouveau pays. Là encore, le Québec nous montre jusquoù est allé ce pragmatisme.
Le Sénat tempère le principe mathématique de la représentation selon la
population qui est appliqué à la Chambre des communes en accordant le même
nombre de représentants à chacune des trois « divisions » originelles, sans
égard à leur population. Cest une importante protection pour les provinces
moins populeuses du nouveau pays. En outre, les constituants donnent des
dimensions territoriales aux sièges du Québec, afin de garantir la représentation
de la minorité anglophone de cette province. Une autre différence importante
réside dans le fait que le nombre de sièges est fixe. Il sagissait naturellement
de préserver léquilibre délicat de la représentation égale des régions.
Il sagissait aussi de plus que cela, car, contrairement à la situation
en Grande-Bretagne, où le gouvernement en place pouvait confondre lopposition
chez les lords avec son pouvoir daccorder un nombre illimité de pairies,
un gouvernement canadien serait limité par un nombre déterminé de sièges
au Sénat. Ces innovations ont donné naissance à une institution canadienne
à nulle autre pareille, conçue pour répondre aux besoins dun pays nouveau.
Il en est issu une chambre parlementaire qui na presque rien de commun
avec la chambre haute de Londres.
Laccommodement des minorités
Depuis la Confédération, on compte de nombreux cas où lon tend la main
aux minorités et aux défavorisés, attitude qui était déjà devenue caractéristique
du Canada. Encore une fois, je ne tente pas ici de brosser un tableau idyllique
de la situation. Des faux pas ont assurément été commis en cours de route,
mais la tendance à long terme porte la marque indubitable de laccommodement.
Peu après la formation de notre pays, les droits religieux et linguistiques
subissent un dur revers au Manitoba. Nouvellement confédérée en 1870, lAssemblée
législative de la province abolit, en 1890, le français comme langue officielle
et met fin au financement public des écoles catholiques, principal vecteur
de linstruction en langue française à lépoque. La décision bénéficie
du soutien de la majorité protestante. En appuyant la création dun conseil
scolaire catholique contre lavis de ses propres députés, le premier ministre
conservateur Mackenzie Bowell sacrifie, en somme, sa position de chef de
parti. Après les élections fédérales suivantes, son successeur, le premier
ministre libéral Wilfrid Laurier, négocie avec le premier ministre Greenway
du Manitoba un compromis fondé sur ce quon appelle aujourdhui la clause
« là où le nombre le justifie ». On rétablit linstruction en langue française
dans les écoles publiques où il y a au moins 10 élèves francophones et
on crée un conseil scolaire catholique sans toutefois lui octroyer de deniers
publics. Il en résulte du bon et du mauvais. Limpulsion à offrir des accommodements
est évidente, mais, en loccurrence, la résistance à aller jusquau bout
est très forte et ne sera vaincue que près dun siècle plus tard seulement.
Les accommodements ne se limitent pas à nos négociations constitutionnelles
et à nos structures institutionnelles. Depuis la Confédération, la péréquation
fiscale joue un rôle dans les relations entre les deux principaux ordres
de gouvernement. Dabord sans caractère officiel, elle reçoit en 1957 des
bases législatives. Cest un programme de transferts qui vise à assurer
aux Canadiens de partout, sans égard aux circonstances économiques, un
gouvernement provincial capable doffrir les mêmes grands services publics
que dans les autres provinces. Cette façon fondamentalement canadienne
de tenir compte des besoins des régions défavorisées ou démunies sur le
plan économique est constitutionnalisée depuis 1982.
En 1915, on modifie la Constitution pour instaurer ce quon appelle communément
le « seuil sénatorial ». Cette disposition déroge à la règle de la représentation
selon la population qui est en vigueur aux Communes. Elle garantit aux
provinces les moins populeuses quelles disposeront dun certain nombre
de sièges, dune « masse critique » si lon veut, et quune diminution de
leur pourcentage de la population nationale ne menacera pas leurs intérêts
dans la chambre élue. La composition des Communes sest trouvée ainsi modifiée,
même si le Sénat avait déjà pour mission dassurer la représentation des
régions.
Labandon de la perception que les accommodements sont une nécessité en
faveur dune perception quils représentent une situation idéale et des
valeurs communes est clairement évidente avec la création, en 1963, de
la Commission royale denquête sur le bilinguisme et le biculturalisme
(la commission Laurendeau-Dunton). Dans son rapport final de 1969, elle
recommande de faire du Canada un pays officiellement bilingue. Comme on
le sait, cette recommandation sera mise en uvre et jouit encore aujourdhui
dun large appui. La Commission formule aussi des recommandations visant
à faire une place aux minorités de langue anglaise et française dun océan
à lautre. Dans la foulée de ce rapport, Ottawa va non seulement protéger
et promouvoir les deux cultures linguistiques fondatrices, mais aussi adopter
une politique de multiculturalisme. Cette politique reste encore vitale,
car elle tient à la nécessité pragmatique de tendre la main aux immigrants
indispensables à notre succès à long terme.
Lannée même où la commission Laurendeau-Dunton publie son rapport, le
Nouveau-Brunswick devient officiellement bilingue en vertu dune loi provinciale.
Son statut de province bilingue sera constitutionnalisé en 1982.
À mon avis, le rapatriement de la Constitution se veut le jalon déterminant
du processus amorcé des siècles plus tôt lors de la fondation de Québec.
Les accommodements pragmatiques font aujourdhui partie intégrante de la
Constitution, qui les reconnaît comme des valeurs fondamentales épousées
par lensemble des Canadiens. Ils reconnaissent ce que le Canada était
devenu et les valeurs communes prônées par ses citoyens. Quil sagisse
de linclusion dune série de droits de la personne garantis par la Constitution,
de la célébration du bilinguisme et du multiculturalisme, de la constitutionnalisation
des paiements de péréquation ou de la réalisation de notre pleine autodétermination,
le rapatriement de 1982 est une étape déterminante de notre histoire.
Létablissement de la Charte canadienne des droits et libertés est la mieux
connue des modifications de 1982. De notre point de vue, si lon regarde
25 ans en arrière, nous pouvons conclure que son adoption marque, en quelque
sorte, le « point tournant ». Elle concrétise, comme je lai indiqué, ce
qui a toujours fait partie de notre évolution politique : la prise en compte
pragmatique des intérêts des minorités. Louvoyant entre les modèles offerts
par la France avec sa tradition de droit civil, la Grande-Bretagne avec
sa common law et sa constitution non écrite et les États-Unis avec leur
creuset des cultures et leur cadre de droits presque absolu, le Canada
sest forgé une entente constitutionnelle bien à lui. Ce faisant, il a
rendu hommage à cette fière tradition de pragmatisme et de conciliation
qui est propre au Nouveau Monde. En outre, ces initiatives sont allées
plus loin que les grandes déclarations habituelles aux textes constitutionnels.
Des commissions et des tribunaux ont été établis pour que les citoyens
dont les droits sont violés puissent obtenir réparation.
Cependant, le pragmatisme nimplique pas toujours de grands desseins institutionnels
ou léquilibrage déquations juridiques complexes. Tous les jours apportent
leur lot dadaptations pragmatiques qui montrent jusquà quel point ce
principe canadien est ancré dans notre génie national. Même si nous ne
le reconnaissons pas consciemment, nous sommes témoins dexemples individuels
quotidiennement.
Je pense à tout ce que font nos institutions parlementaires pour accueillir
les personnes handicapées, législateurs ou membres du grand public. Il
y a lemploi du langage gestuel dans la transmission télévisuelle des délibérations
parlementaires, laccès de plain-pied aux endroits publics et aux assemblées.
Je me souviens du sénateur Gauthier, dont la participation intégrale aux
débats en chambre et en comité, malgré son lourd handicap auditif, a été
rendue possible grâce à la transcription en temps réel. Je pense à mon
collègue des Communes, Steven Fletcher, premier député quadriplégique de
notre histoire. Il a été élu et réélu à Winnipeg. La Chambre des communes
a veillé à ce quil puisse participer pleinement à ses débats et à ceux
de ses comités et sacquitter de ses fonctions de secrétaire parlementaire
dun ministre. Il a fallu pour cela procéder à des aménagements au ras
du sol, comme modifier la règle qui exclut les « étrangers » afin quun adjoint
puisse prendre place à côté de M. Fletcher dans lenceinte des Communes.
Ces exemples individuels sont beaucoup plus que de simples anecdotes. Ils
témoignent de la mesure dans laquelle le réflexe dadaptation est entré
dans notre conscience collective non seulement sur le plan théorique,
mais dans la réalité pratique du quotidien.
Même des initiatives comme les réunions de comité par vidéoconférence illustrent
à quel point nous sommes prêts à nous adapter. Le Canada est un pays immense
dont la population est dispersée. Certains comités doivent souvent, dans
le cadre de leurs travaux, entrer en communication avec des localités éloignées
où ils nont pas toujours les moyens de se rendre en chair et en os. La
vidéoconférence devient alors une excellente solution de rechange. Ces
situations nouvelles témoignent de notre forte envie de nous adapter, dinclure
les citoyens des quatre coins du pays dans nos processus démocratiques.
Du même coup, cette évolution de nos institutions nous oblige aussi à relever
les défis que posent danciens concepts de privilège parlementaire, à adapter
des valeurs et des principes anciens à des réalités nouvelles.
Et cette tendance se poursuit. LAssemblée du Nunavut facilite lemploi
de la langue inuite outre langlais et le français. Lusage des langues
autochtones dans les débats est une question qui nous occupe actuellement
au Sénat. Comme nous comptons des membres autochtones dont la première
langue nest ni langlais ni le français, nous craignons que nos règles
de procédure ne les empêchent de participer pleinement à nos délibérations.
Notre comité du Règlement étudie ce quil faudrait faire à cet égard.
Conclusion
Chacun des exemples de pragmatisme dont jai parlé aujourdhui façonne
et définit notre caractère national. Des luttes que mènent nos cultures
pour préserver leur identité individuelle a émergé une nouvelle identité
nationale. Le tout est plus fort que la somme de ses parties. Les conflits
et les désaccords que nous avons vécus au cours de notre histoire sont
devenus autant de fils renforçant la trame de notre fédération. Hier, cest
linstinct de survie qui est venu à bout de notre résistance au changement.
Aujourdhui, la résistance sest muée en acceptation.
Nous ne pouvons pas connaître les défis que lavenir posera à nos traditions
constitutionnelles et parlementaires. Quoi quil arrive, nous savons que
nous possédons les moyens et la créativité nécessaires pour nous adapter.
Nos institutions se sont montrées capables de souplesse et de solidité
face à lévolution des exigences quon leur impose.
Lattitude du Nouveau Monde envers le changement constitue, pour nous,
un atout encore plus précieux. Nous, Canadiens, avons la volonté mieux,
nous nous sentons lobligation de tendre la main à tous les segments
dune société en constante évolution. Ce pragmatisme, qui a consisté dabord
à faire de nécessité vertu, puis est devenu valeur fondamentale et source
de fierté nationale, est lhéritage de nos cultures fondatrices.
|