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Le débat sur le vote obligatoire
John C. Courtney; Drew Wilby

En 2004, le sénateur libéral Mac Harb a présenté au Sénat un projet de loi pour rendre le vote obligatoire au Canada. Son projet de loi a été l’un des deux seuls sur ce sujet à avoir fait l’objet d’un véritable débat au Parlement depuis la Confédération. Il y a plus d’un siècle, la Chambre des communes s’était penchée sur la même question à quelques reprises à la suite de la présentation de projets de loi par le député Guillaume Amyot. Tout comme celui du sénateur Harb, aucun des projets de loi du député Amyot n’a jamais dépassé l’étape de la deuxième lecture. Le présent article établit une comparaison entre les projets de loi du sénateur Harb et du député Amyot. Leur plaidoyer et leur analyse en disent long sur la politique de l’époque en matière électorale, sur l’évolution du vocabulaire politique, et sur les arguments utilisés par les politiciens d’alors et d’aujourd’hui pour appuyer une proposition ou s’y opposer. Dans les années 1890, le vote obligatoire était vu comme un moyen de mettre fin à la « corruption électorale »; au début du XXIe siècle, il vise plutôt à renverser le déclin de la participation électorale et à favoriser un plus grand engagement politique. Les arguments de fond du premier débat étaient presque entièrement dépourvus de références comparatives, contrairement au deuxième. Même les titres donnés aux projets de loi par leurs parrains respectifs donnent une indication de l’époque à laquelle ils ont été présentés. Ainsi, la notion d’obligation était plus présente dans le projet de loi des années 1890 que dans la Loi modifiant la Loi électorale du Canada (obligation de voter) de 2004. 

Un projet de loi présenté par Guillaume Amyot (nationaliste conservateur, Bellechasse) a été étudié au cours de trois sessions parlementaires consécutives, soit en 1891, 1892, et 18931. Pour Amyot, l’objectif du vote obligatoire était d’assurer la « pureté en politique ». Selon lui, les élections étaient corrompues à cause d’une coutume odieuse que pratiquaient les partis, les candidats et les électeurs. En un mot, il s’agissait de subornation. Pour s’assurer que leurs partisans votaient, les candidats organisaient leur transport et, assez souvent, ils leur versaient une prime financière après le vote. Voici l’explication du député Amyot : 

Un des grands embarras que nous [candidats] éprouvons pendant les élections, c’est de faire rendre les électeurs aux bureaux de votation. Un grand nombre disent : cette année, j’irai si ma journée est payée, ou j’irai si on m’envoie chercher. C’est un pur prétexte pour se faire corrompre. Ils savent que si quelqu’un va les chercher, cette personne aura de l’argent ou d’autres choses [une bouteille de whisky?] pour payer leur vote2

Parmi les quelques députés qui ont participé aux débats sur les projets de loi aux Communes (seulement dix députés ont assisté à l’étape de la deuxième lecture en 1891, ce qui représente, tout de même, le plus grand nombre de députés présents lors d’une présentation de ces projets de loi à la Chambre), personne ne s’est montré plus d’accord avec ces allégations de corruption que sir Richard Cartwright (libéral, Oxford-Sud). Fort de sa longue expérience politique, il a exposé la constatation suivante : 

… la plus grande source de corruption dans les élections est que les candidats sont obligés de faire venir des électeurs d’une grande distance pour les faire voter. Je sais qu’actuellement des fraudes énormes se commettent, et qu’une corruption effrénée existe depuis longtemps au sujet du transport des électeurs à de grandes distances…3 

Le vote obligatoire représentait également un moyen de mettre fin à la « substitution de personne ». Selon Cartwright, il était très courant de « faire venir des gens pour voter au nom de ceux qui sont absents depuis très longtemps »4. Selon la logique, si tous les électeurs étaient obligés de voter, ils devraient se présenter en personne, et cela mettrait un terme à l’imposture. 

Les projets de loi présentés par Amyot en 1891 et 1892 étaient identiques et tous deux aussi vulnérables à la critique, non pas à cause de l’introduction du vote obligatoire, mais plutôt à cause des pénalités imposées à un électeur qui n’irait pas voter. Tout électeur n’ayant pas d’excuse valable et suffisante devrait payer une amende ne dépassant pas 50 $. (L’équivalent en dollars canadiens de 2005 aurait été de 1 104 $!) Un électeur qui ne paierait pas l’amende pourrait être emprisonné pour une période allant jusqu’à 30 jours et ne pourrait participer à aucune élection durant les cinq années suivantes.  

Un article inhabituel et très critiqué du projet de loi original du député Amyot permettait également à tout adulte (électeur ou non) d’obtenir le remboursement de la pénalité de 50 $ dans une action en recouvrement de créance présentée devant une cour de juridiction compétente. En d’autres termes, on offrait un incitatif financier aux gens qui dénonçaient ceux qui ne votaient pas et qui les faisaient poursuivre en justice. Cet article n’a pas été bien accueilli par les autres députés, l’un d’eux y voyant même un moyen de promouvoir une forme d’extorsion favorisant encore plus de corruption et produisant, selon lui, « une classe de délateurs des plus condamnables, tels que ceux qui existaient au temps de Charles II »5

Les projets de loi de 1891 et 1892 contenaient une solution ingénieuse à une critique souvent formulée à l’égard du vote obligatoire, à savoir qu’un électeur qui ne souhaitait pas voter serait obligé de le faire, à défaut de quoi il ferait face à des poursuites judiciaires. Dans le but d’éviter la contrainte inutile des électeurs, Amyot proposait de permettre à tout électeur qui préférait ne pas voter de retirer son nom de la liste au moins 30 jours avant l’élection. Selon lui, une telle option aurait le double avantage de diminuer l’« anxiété » des électeurs réticents et l’« ouvrage des candidats », puisqu’ils n’auraient pas à solliciter l’appui de tout l’électorat admissible6

Sir John Thompson, qui en était alors à la dernière année de son mandat de ministre de la Justice avant de devenir premier ministre, s’est fait le principal porte-parole des députés du gouvernement qui s’opposaient à l’initiative d’Amyot. Bien avant les critiques de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, Thompson a objecté que le projet de loi imposait « une contrainte bien sévère, non-seulement [sic] à la liberté de l’électeur […] mais au choix qu’il a à faire »7. Les électeurs devaient, selon lui, être libres, non seulement de voter pour le candidat de leur choix, mais également de voter ou non. En d’autres termes, le droit de ne pas voter faisait partie du droit de vote, ce qui est encore le cas de nos jours pour de nombreux opposants au vote obligatoire au Canada. 

Selon un opposant du projet de loi, le principal problème de ce dernier résidait dans ses pénalités « draconiennes ». Même les partisans d’Amyot à la Chambre des communes trouvaient répréhensibles l’amende sévère, la peine de prison et les dispositions de disqualification. Certains députés ont laissé entendre (bien que, curieusement ils n’aient pas insisté sur ce point) qu’exiger de tous les électeurs qu’ils se rendent à un bureau de scrutin le jour d’une élection ne réglerait qu’en partie le problème auquel on voulait s’attaquer. Les candidats et les partis auraient toujours intérêt à offrir le transport aux électeurs et, peut-être, à leur remettre des sommes d’argent en catimini, et les électeurs continueraient d’accepter ou, même, de solliciter des pots-de-vin. La seule différence serait qu’étant donné l’obligation de voter, un plus grand nombre d’électeurs seraient, en quelque sorte, dans la course à l’argent. La conséquence pratique de la tentative d’obtenir un taux de participation de 100 % serait qu’il faudrait disposer de sommes encore plus importantes pour inciter les électeurs à appuyer un candidat ou un parti donné que lorsque le vote est facultatif.  

Dans une tentative pour obtenir plus d’appuis, Amyot a accepté, en 1892, que son projet de loi soit étudié par un comité restreint composé de onze membres de la Chambre8. La version modifiée déposée par le comité l’année suivante s’est révélée beaucoup moins radicale que l’original. Elle permettait de faire retirer son nom de la liste électorale au plus tard 30 jours avant une élection, elle réduisait à 10 $ l’amende imposée à ceux qui n’allaient pas voter, elle annulait la peine d’emprisonnement et l’interdiction de participer à une élection pendant cinq ans, et elle éliminait la disposition permettant aux adultes de poursuivre ceux qui n’avaient pas voté et de récolter le montant de l’amende qu’ils auraient payée. Les préoccupations des mennonites et d’autres sectes protestantes, qui refusaient de voter pour des raisons religieuses, ont mené, en 1893, à l’inclusion, dans le projet de loi, des « scrupules religieux » comme excuse raisonnable pour ne pas se conformer à la loi. (Amyot a fait âprement remarquer que les catholiques ne pourraient jamais utiliser la même excuse. Il a déclaré : « Naturellement, si un catholique venait dire devant une cour qu’il n’a pas voté parce qu’il avait des scrupules religieux, on s’en moquerait, parce qu’il n’existe rien de semblable dans la religion catholique9. ») 

Amyot a récolté différents appuis pour son projet de loi en 1893, dont celui de deux organisations syndicales canadiennes, soit les Chevaliers du Travail et la guilde des artisans et des ouvriers. Dans une rare référence comparative, il a fait remarquer qu’au Danemark, une disposition datant de 1849 obligeait tous les électeurs à voter. Ceux qui n’avaient pas de raison valable de ne pas le faire devaient payer une amende. Curieusement, il n’a pas mentionné l’adoption, en 1892, du vote obligatoire en Belgique. Amyot a déclaré, mais sans preuve à l’appui que, dans de nombreux États américains, la tendance était à l’adoption du vote obligatoire comme moyen de prévenir la subornation des électeurs. Toutefois, le nombre d’États était loin d’être aussi important qu’il le prétendait. Au début des années 1890, les assemblées des États de New York et du Massachusetts étaient les deux seules à étudier des projets de loi sur le vote obligatoire (combiné à l’inscription obligatoire des électeurs). Dans les deux cas, les projets de loi n’ont pas été adoptés, mais, dans l’État de New York du moins, le gouverneur s’est révélé un ardent défenseur du vote obligatoire. 

À ceux qui soutenaient que le vote obligatoire entravait la liberté individuelle, Amyot a répondu en présentant d’autres « entraves » sanctionnées par la loi, notamment le paiement d’impôts, l’obligation de faire partie d’un jury et l’interdiction de vendre des boissons alcoolisées sans permis. Il a conclu ainsi : « En un mot, qu’est-ce que la société humaine en elle-même si ce n’est une renonciation aux droits particuliers en faveur du bien-être général? » Sur ces belles paroles, la motion a été mise aux voix et rejetée, et le projet de loi n’a jamais refait surface. 

Malgré les amendements importants dont il avait été l’objet, le projet de loi de 1893 n’a reçu la faveur que de très peu de députés ou de chefs de parti. Sir John Thompson, alors premier ministre, et Wilfrid Laurier, chef de l’opposition, se sont prononcés contre le principe du vote obligatoire. Thompson a résumé les réserves partagées par la majorité des parlementaires en disant que la loi pouvait forcer un électeur à se rendre au bureau de scrutin, à cocher son nom sur la liste et à recevoir le bulletin de vote, mais qu’elle ne pouvait l’obliger à voter pour un candidat en particulier. Par conséquent, il faudrait s’attendre à ce que la détérioration volontaire des bulletins de vote augmente si le projet de loi d’Amyot était adopté. Et cela simplement pour satisfaire à la règle obligeant les électeurs à exercer leur droit de vote. Cette façon de faire ne permettrait pas vraiment d’atteindre l’objectif du projet de loi. Selon Thompson, « l’électeur devrait être tout aussi libre de choisir entre voter ou ne pas voter qu’entre voter pour A ou voter pour B »10

Le projet de loi Harb de 2005 

Faisons un saut de 115 ans dans le temps, et de la Chambre des communes au Sénat. Le sénateur Harb étant préoccupé par ce qu’il qualifiait de « crise grandissante dans le processus électoral » du Canada, il a réclamé l’adoption du vote obligatoire. La participation des électeurs a graduellement diminué au cours des trois dernières décennies et le taux de 60,9 %, enregistré lors des élections fédérales de 2004 est le plus faible jamais vu. Puisque « la démocratie dépend de la participation active de ses citoyens » et qu’un nombre record de jeunes ne votent plus, le sénateur Harb a déclaré que le moment était venu pour le Parlement d’adopter une loi obligeant tous les électeurs admissibles à voter11. En cent ans, le principe à la base du projet de loi était passé de la nécessité de freiner la corruption et la fraude électorale au besoin de renforcer le taux de participation. 

S’il avait été adopté, le projet de loi S-22 aurait modifié la Loi électorale du Canada de quatre façons. Il aurait : 

  • rendu obligatoire l’exercice du droit de vote par un électeur; 
  • créé une nouvelle infraction, soit le défaut pour un électeur de voter; 
  • ajouté sur le bulletin de vote la mention « aucun de ces candidats »; 
  • permis à un électeur d’inscrire, sur un bulletin spécial, le nom d’un candidat autre que ceux indiqués sur le bulletin ordinaire. 

Selon les normes canadiennes, ces dispositions étaient révolutionnaires. Aucune collectivité publique n’avait jamais forcé ses électeurs à voter et n’avait jamais imposé une amende de 50 $ à ceux qui omettaient de le faire (une somme relativement dérisoire de nos jours comparativement aux années 1890), comme le proposait le sénateur Harb. Afin de réduire au minimum les risques que les bulletins de vote soient détériorés par les électeurs qui s’opposaient au vote obligatoire, et pour satisfaire ceux qui ne souhaitaient voter pour aucun des candidats nommés, la mention « aucun des candidats » a été ajoutée. Une des caractéristiques les plus innovatrices du projet de loi permettait aux électeurs, grâce à des bulletins de vote spéciaux, d’inscrire le nom d’une personne non nommée (une connaissance, un ami, un ennemi?) qu’ils souhaitaient envoyer au Parlement. Le projet de loi ne prévoyait pas d’amende pour quiconque pourrait donner une raison valable de ne pas voter (comme une croyance religieuse ou une maladie). 

Le projet de loi S-22 a été débattu au Sénat à cinq reprises et, même si plusieurs sénateurs ont demandé à ce qu’il soit renvoyé en comité pour un examen plus approfondi, il a été rayé du Feuilleton sans mise aux voix à l’étape de la deuxième lecture12. En tout, onze sénateurs ont participé au débat, dont deux seulement l’ont entièrement appuyé (le parrain du projet et le comotionnaire). Les neuf autres sénateurs, dont environ la moitié avait recommandé l’étude en comité, ont exprimé des réserves ou se sont opposés au vote obligatoire. 

Le vocabulaire utilisé lors des débats de 2005 a été tout à fait différent de celui des années 1890. Les sénateurs ont parlé des attitudes et des habitudes des Canadiens à l’égard de l’exercice du vote, de la modification des comportements au nom de l’intérêt commun, de la concurrence entre les droits et les responsabilités, de fausses dichotomies, de la conceptualisation des droits, de responsabilités et de droits inclusifs, d’apathie de l’électorat, de culture politique, de désabusement des électeurs, de diminution de la participation électorale, de culture civique, de mosaïque multiculturelle, d’action affirmative et, inévitablement, de déficit démocratique. Si un député ayant assisté aux débats sur le projet de loi Amyot avait miraculeusement pu écouter ceux du projet de loi S-22, il n’aurait pas reconnu les termes utilisés pour discuter d’un même sujet. 

La raison d’être du projet de loi S-22 était la baisse de la participation électorale et ses conséquences nuisibles à long terme pour la démocratie canadienne et la légitimité du gouvernement. Notant que le taux de participation aux élections fédérales de 2004 a été le plus faible de tous les temps, le sénateur Harb a déclaré que les causes profondes de ce déclin étaient « le dégoût qu’inspirent les politiciens, l’indifférence à l’égard des enjeux […], le manque de temps des électeurs [et] l’affaiblissement du devoir civique ». Son projet de loi visait à répondre au besoin de « rétablir la participation au processus électoral en tant que devoir civique au sein de notre société ». L’exercice du vote équivalait selon lui aux autres devoirs civiques des citoyens comme « celui de payer les impôts, le devoir de servir de juré, de porter une ceinture de sécurité ou de fréquenter l’école jusqu’à l’âge de 16 ans »13. Le comotionnaire du projet de loi (le sénateur Terry Mercer) a déclaré que « la fin — c’est-à-dire une forte participation électorale — [justifie] les moyens, soit le vote obligatoire »14

Les opposants au projet de loi S-22, tant du côté du gouvernement que de celui de l’opposition, voyaient la chose différemment. Ils étaient d’accord avec le sénateur Harb sur le fait que le déclin de la participation électorale était préoccupant et sur son diagnostic des causes de ce phénomène, mais ils s’opposaient à ce que le Parlement sanctionne toute mesure coercitive dans la loi électorale. Ils prônaient tout simplement la liberté de choix de l’électeur : la décision de voter ou non devait être laissée à chacun. Le leader de l’opposition (le sénateur Noël Kinsella) a déclaré ce qui est devenu le point de vue commun des opposants au projet de loi, à savoir que le droit de vote dont il est question à l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés « comprend le droit de ne pas voter ». Pour un autre opposant, l’essence de la démocratie consiste à ne pas « contraindre les gens à faire des choses qu’ils ne veulent pas faire15 ». 

Les détracteurs du projet de loi S-22 ne voyaient pas l’obligation de voter comme la solution à la baisse de la participation électorale ainsi qu’à l’apathie et au cynisme des électeurs. Ils favorisaient plutôt une variété de réformes sociétales et politiques, à commencer par une meilleure sensibilisation des jeunes et des néo-Canadiens à l’importance de voter. De plus, sans même énoncer de politiques ou de programmes particuliers à mettre en place, les sénateurs entrevoyaient d’autres moyens pour inciter les électeurs à s’engager au niveau politique et, en fin de compte, à participer en plus grand nombre au processus électoral. Selon eux, il fallait faire participer davantage les citoyens aux débats sur les politiques à d’autres moments que les élections. Ils estimaient également que les médias étaient en partie responsables de la baisse du taux de participation électorale et qu’ils devraient offrir une couverture plus équilibrée et moins négative de la politique. Les politiciens et les gouvernements devaient accepter le fait qu’ils avaient failli à leur obligation d’informer le public et de l’inclure dans les débats qui le touchaient directement. Il leur fallait prendre des mesures pour corriger cette situation. 

Les sénateurs, en faveur de l’obligation de voter ou non, ont démontré par leurs discours qu’ils avaient fait des recherches importantes sur le sujet (ou, plus probablement, que des membres de leur personnel en avaient effectué). L’expérience d’autres pays semble avoir été d’une grande utilité dans le débat. Tandis que les partisans du projet de loi S-22 donnaient comme exemple l’expérience de l’Australie et de la Belgique, ses opposants parlaient de l’abandon du vote obligatoire en Autriche et aux Pays-Bas. Le rapport de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis (communément appelé « rapport Lortie » d’après le nom du président de la Commission, Pierre Lortie) a été cité à plusieurs reprises. Des données d’enquête sur la participation des électeurs, recueillies par l’Institut de recherche en politique publique, ont été présentées durant le débat et, pour démontrer que le déclin de la participation électorale n’est pas un phénomène unique au Canada, elles ont été comparées à celles de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (International IDEA), établi en Suède. Les œuvres publiées de deux politicologues ont également été utilisées pour représenter le point de vue des partisans et des opposants16

Les débats parlementaires sur le vote obligatoire des années 1890 et de 2005 illustrent bien l’évolution du discours politique et de la construction des arguments politiques. Contrairement aux débats du Sénat, ceux de la Chambre des communes de la fin du XIXe siècle étaient pratiquement dépourvus de références comparatives et de preuves provenant de recherches empiriques. Pour leur part, les sénateurs se sont basés sur diverses sources locales et internationales. 

De plus, le débat du projet de loi S-22 a traité de la question du vote obligatoire en termes libertaires et, au bout du compte, a fait primer les droits et les libertés. Le « discours sur les droits », sur lequel Alan Cairns et d’autres ont écrit, était clairement présent au Sénat en 2005. À la Chambre des communes des années 1890, la question du choix d’un électeur de voter ou non a rarement été soulevée, et lorsqu’elle l’a été, ce fut de façon générale, sans référence explicite aux « libertés », aux « droits » et aux « responsabilités ». L’objection la plus importante et, tout compte fait, la plus efficace contre le projet de loi du député Amyot a été énoncée par des députés qui trouvaient la sanction excessive et sévère (même après avoir été modifiée dans la version définitive). Les pénalités envisagées dans le projet de loi du sénateur Harb n’ont été citées à aucun moment au Sénat. Dans les années 1890, les parlementaires ont exploité la conséquence pratique de ne pas voter, tandis qu’en 2005, les sénateurs ont mis en balance les droits et responsabilités individuels. 

Conclusion 

Les arguments soulevés en faveur ou contre le vote obligatoire à la fin du XIXe siècle et au début du XXIe siècle ont mis en lumière les différentes perceptions des problèmes électoraux de chacune des époques, l’évolution du vocabulaire du discours politique, l’utilisation différente des références comparatives et l’attachement profond aux droits et responsabilités individuels qui marque la politique canadienne depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. Alors que les débats de 2005 étaient motivés par la baisse constante de la participation électorale, les débats précédents visaient à éliminer une forme odieuse de corruption électorale, qui n’a joué aucun rôle dans les débats du projet de loi S-22. On peut y voir la preuve d’une réduction marquée des pratiques électorales frauduleuses au cours du XXe siècle et de l’importance du rôle joué par le Bureau du directeur général des élections, dont le mandat est de trancher en cas de conflits lors des élections et de surveiller un régime rigoureux en matière de campagnes électorales et de financement des partis. Le XXe siècle est venu à bout du seul argument sérieusement présenté en faveur du vote obligatoire dans les années 1890. 

Notes 

1. Il s’agissait, respectivement, des projets de loi 53, 46 et 8. D’autres propositions réclamant le vote obligatoire ont été étudiées par la Chambre des communes, soit en 1879, 1903, 1934 et 1948. Aucune n’a obtenu le soutien de plus que quelques députés. En 1936 et 1937, un comité spécial des Communes a examiné la question et rejeté les changements à l’unanimité. Voir l’ouvrage de Norman Ward, The Canadian House of Commons: Representation, 2e éd., Toronto, University of Toronto Press, 1963, p. 162-163. 

2. Chambre des communes, Débats, 9 février 1893, p. 464. 

3. Chambre des communes, Débats, 18 juin 1891, p. 1049. 

4. Ibid. 

5. George Cockburn (conservateur, Toronto Centre). Chambre des communes, Débats, 18 juin 1891, p. 1052. 

6. Chambre des communes, Débats, 18 juin 1891, p. 1047. 

7. Ibid. 

8. Comme c’était le cas pour la plupart des comités parlementaires de l’époque, les travaux du comité du député Amyot n’ont jamais été publiés. 

9. Chambre des communes, Débats, 9 février 1893, p. 465. 

10. Chambre des communes, Débats, 9 février 1893, p. 471. 

11. Sénat, Débats, 9 février 2005, p. 672 et ss. La proposition étudiée par le Sénat faisait partie du projet de loi S-22, d’abord présenté le 9 décembre 2004. 

12. 18 octobre 2005. Une motion visant le renvoi du projet de loi en comité le 17 mai 2005 n’a jamais été mise aux voix. 

13. Sénat, Débats, 9 février 2005. 

14 Sénat, Débats, 10 mars 2005. 

15. Sénat, Débats, 9 février 2005, et sénateur Consiglio Di Nino, Débats (10 mars 2005). 

16. Arend Lijphart, Science politique, Université de la Californie à San Diego, et John Courtney, Études politiques, Université de la Saskatchewan. 


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 30 no 4
2007






Dernière mise à jour : 2020-09-14