Revue parlementaire canadienne

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Collaboration ou confrontation au 38e parlement
Tony Valeri

L’auteur soutient que, dans un parlement minoritaire, nous devons repenser notre compréhension du leadership. Néanmoins, dans une démocratie, les principes d’un leadership efficace s’appliquent dans un situation de majorité ou de minorité. 

Il y a quelques années, j’ai lu un article du Globe and Mail qui a fait une forte impression sur moi. Il y était question des nouvelles habiletés que doivent posséder les dirigeants de multinationales pour réussir dans la nouvelle économie et de ce que cela signifie pour les Canadiens et les Canadiennes. L’auteur de l’article disait : 

« Dans une économie de plus en plus marquée par les fusions, les coentreprises et les réseaux de collaboration, on ne peut plus diriger à la façon traditionnelle comme si on lançait des troupes à l’assaut. Dans la nouvelle économie, il importe désormais de travailler en collaboration avec d’autres — de déléguer des responsabilités et d’embrasser la diversité. […] Les cadres supérieurs canadiens occupent une position enviable, car ils sont des chefs de file en cette matière1. » 

Selon cet article, les chefs d’entreprises estiment qu’il n’est plus possible de diriger comme par le passé en misant sur la fermeté et l’intransigeance. On attend du chef d’entreprise d’aujourd’hui que, contrairement à ses prédécesseur, il excelle en travail d’équipe, en établissement de bonnes relations, en négociation et en communications. L’article mentionne également que dans la nouvelle économie, les pays dont la culture et les valeurs favorisent la collaboration sont plus susceptibles de réussir dans leur rôle de chef de file.  Pour conclure, l’article précise que le Canada est un de ces pays. 

Autrement dit, dans un monde de plus en plus divers et complexe, le meilleur moyen de réussir n’est pas d’écraser la concurrence. La collaboration offre souvent une meilleure façon d’obtenir des résultats. 

Selon moi, cet article oppose en fait deux points de vue en matière de leadership. Le premier met l’accent sur le pouvoir de commander et de diriger, habituellement à partir d’un endroit éloigné. Les interactions avec les autres — surtout les concurrents — sont perçues comme étant des interférences qui ne font que diminuer le pouvoir du chef. 

Le deuxième favorise la collaboration. Selon ce point de vue, le fait de travailler avec les concurrents permet au contraire d’améliorer et de renforcer le leadership. 

Au cours des dix dernières années, j’ai participé à de nombreux débats portant sur le leadership. Aujourd’hui, en tant que leader du gouvernement à la Chambre des communes dans un contexte minoritaire, je suis exceptionnellement bien placé pour mettre certaines théories à l’épreuve et voir si elles peuvent réellement être mises en pratique. 

Il semble qu’à la question « Quel genre de leadership désirons-nous avoir au Parlement? », la réponse varie selon les personnes à qui on la pose ou, peut-être, selon la façon d’aborder la démocratie. Permettez-moi de préciser ma pensée à l’aide d’un exemple tiré d’une expérience personnelle. 

Notre gouvernement a récemment procédé au dépôt de son discours du Trône, qui a été suivi de l’Adresse du premier ministre en réponse au discours. Deux partis de l’opposition, le Parti conservateur et le Bloc Québécois, ont proposé des modifications. Comme notre gouvernement est minoritaire, nous avons été confrontés à des choix difficiles. 

Il y a eu quelques moments de tension. À un certain moment, nous étions prêts à tenir un vote de confiance relativement à ces modifications. Néanmoins, nous avons travaillé d’arrache-pied avec les autres partis. Nous nous sommes réunis et nous avons discuté, pour enfin nous entendre sur une formulation qui leur était acceptable et qui permettait au gouvernement de réaliser ses objectifs sans compromettre ses principes fondamentaux. Aujourd’hui, les parties en cause ont le sentiment d’avoir démontré qu’il est possible de faire fonctionner ce parlement minoritaire. 

Cela dit, certaines personnes estiment que nous aurions dû tenir le vote de confiance et que le fait de collaborer avec les partis d’opposition ne fait qu’affaiblir le gouvernement. En tant que leader à la Chambre, j’ai dû diriger bon nombre des négociations qui ont eu lieu. J’aimerais donc profiter de l’occasion pour vous présenter mes observations sur la façon dont nous devrions procéder. 

À mon avis, ce qu’il y a de merveilleux avec la démocratie, c’est qu’elle nous aide à accepter nos différences et à le faire de façon respectueuse. Elle nous permet de prendre des décisions relativement à des questions de la plus haute importance même lorsque ceux et celles qui nous entourent — les membres de notre famille, nos amis et nos voisins — ne sont pas d’accord avec nous. 

Pour y parvenir, la démocratie prévoit deux processus. Nous commençons par discuter de nos points de vue et en débattre. Dans une situation idéale, nous proposons des options et des choix, nous présentons des arguments et des preuves et, dans tout cela, nous écoutons tous et nous apprenons quelque chose. Puis, nous prenons une décision. 

Au Parlement, bien sûr, les décisions sont portées aux voix. Dans un système de gouvernement britannique comme le nôtre, un parti politique qui détient la majorité peut contrôler cette deuxième étape et donc, dans les faits, contrôler le Parlement. 

Quelles questions cela soulève-t-il quant aux deux points de vue en matière de leadership dont j’ai fait état tout à l’heure? Si vous définissez le leadership par le simple fait de détenir le plus grand nombre de votes, la réponse est simple. Tout ce qui importe alors vraiment, c’est de savoir si j’ai ou non le pouvoir de décider. Si je l’ai, vous ne l’avez pas. Si je le partage avec vous, mon pouvoir en tant que chef est réduit. Dans cette optique, la logique du pouvoir est horriblement simple, tout comme le genre de leadership qui en découle. 

Permettez-moi maintenant de revenir sur la première étape de la démocratie : les délibérations et le débat. Présumons que j’ai plus de pouvoir que vous. Présumons également que je suis membre d’un parti majoritaire qui a le nombre requis de voix pour prendre la décision finale. Si nous entretenons un débat et une discussion utiles — si je vous écoute vraiment —, il est possible que vous me fassiez changer d’avis. Il est même possible que je modifie ma façon d’exercer mon pouvoir. 

Ainsi, même si vous n’avez pas le pouvoir de décider, vous pouvez tout de même m’influencer. Mais cela n’est possible que dans la mesure où je suis disposé à vous écouter et à vraiment tenir compte de ce que vous dites. 

C’est cet aspect fondamental de la démocratie, celui selon lequel il faut écouter les autres — même si l’on possède le plus grand nombre de votes —, qui la rend si intéressante. La démocratie nous permet de reconnaître la légitimité d’une décision définitive, même si nous ne sommes pas d’accord. Elle nous permet d’accepter nos différences et de le faire de façon respectueuse.  

Rien dans la démocratie ne nous force cependant à nous parler et à nous écouter les uns les autres. Il revient à chaque parti et à chaque personne de faire ce choix et de prendre cet engagement pour que la démocratie ne soit pas qu’une simple quête de pouvoir. 

Même dans les pays où la démocratie existe depuis longtemps, ce n’est pas chose facile. Il faut cultiver la discussion et l’écoute, les mettre en pratique, les apprendre et les renforcer. Nous faisons tous vraiment partie d’une tradition où leadership est synonyme de contrôle. Nous devons tous collaborer si nous voulons changer cette façon d’exercer le pouvoir. 

Le leadership dans un gouvernement minoritaire 

Cela m’amène à vous parler des gouvernements minoritaires — un sujet que je suis en train de maîtriser rapidement. 

La population canadienne a décidé que le Parlement actuel serait dirigé par un gouvernement minoritaire. Certes, j’aurais préféré qu’il en soit autrement, mais je respecte entièrement le choix du peuple. Quelle leçon devrions-nous donc en tirer? 

À mon avis, c’est que les Canadiens et les Canadiennes veulent un gouvernement dont le but ultime n’est pas la quête du pouvoir. En fait, ils souhaitent y voir des débats constructifs où les participants s’écoutent les uns les autres. Ils souhaitent plus de collaboration et moins de confrontation.  

La situation dans laquelle je me trouve — c’est-à-dire celle du leader d’un gouvernement minoritaire à la Chambre — m’apprend bien des choses, notamment que la plupart des activités de la Chambre doivent être négociées à l’avance. Ce n’est pas toujours facile. Il y a des moments où je préférerais dire à mes collègues de l’opposition « C’est à prendre ou à laisser! » plutôt que « Qu’en pensez-vous? » 

Croyez moi, il peut être beaucoup plus difficile de dire « Qu’en pensez-vous? » Souvent, les partis de l’opposition pensent tout autrement que notre gouvernement. Il peut donc être pénible et compliqué, même dans la meilleure des situations, de diriger un gouvernement minoritaire. Par contre, lorsque le gouvernement est minoritaire, il y a en général moins de surprises, moins de magouilles procédurales et moins de jeux. Il faut trouver une façon de faire marcher les choses. 

Je tiens tout de même à préciser une chose : quiconque pense que nous n’avons pas d’objectifs se trompe. En effet, le gouvernement propose un programme fondé sur des orientations stratégiques concrètes. Nous avons des objectifs. D’ailleurs, notre campagne électorale était fondée dessus. Et nous les défendrons. 

Alors, oui, effectivement, je suis à l’écoute de l’opposition — tout comme l’est le gouvernement que je représente. Je vois cela comme un avantage pour la population canadienne. Et je suis convaincu qu’elle est du même avis. 

Revenons à la question de la collaboration avec l’opposition : Est-ce un signe de faiblesse? Comme vous l’avez sans doute deviné, je ne partage pas cette opinion. Voici pourquoi. 

Cette façon de voir les choses est fondée sur un concept du leadership que je rejette — c’est-à-dire que les affaires du Parlement ne sont qu’un simple jeu de pouvoir et de contrôle. Sous cet angle, le succès du gouvernement est fonction de sa capacité à faire avancer son programme sans « sourciller », « céder » ou « faire marche arrière », ou je ne sais quoi encore. 

À mon avis, cela est carrément indéfendable. J’ai, moi aussi, des expressions qui expliquent éloquemment ce que nous tentons de faire, par exemple « arriver à un juste équilibre », « trouver un terrain d’entente » ou, tout simplement, « travailler ensemble ». 

Ainsi, de mon point de vue, nous nous efforçons d’écouter les autres, ce qui, pour certains, peut ressembler à de la faiblesse ou à l’absence d’objectifs. Comme toujours, tout dépend de la façon de voir les choses. 

Il est intéressant de noter que certains commentateurs pensent le contraire de ce que je viens de vous dire. En fait, ils estiment que le Parlement fonctionne à merveille — si bien qu’ils se demandent pourquoi on voudrait avoir un gouvernement majoritaire. 

Je leur répondrais ceci : Bien que cette expérience soit enrichissante — ce qui est bien —, la leçon à retenir n’est pas que les gouvernements minoritaires fonctionnent mieux que les gouvernements majoritaires. C’est plutôt que la collaboration fonctionne mieux que la confrontation. 

En outre, les gouvernements minoritaires ont un certain prix à payer, et il faut le reconnaître. N’oubliez pas qu’un fossé idéologique sépare notre gouvernement des partis de l’opposition. Un gouvernement minoritaire doit donc être prudent. 

Cela signifie qu’il est plus difficile pour nous, en tant que gouvernement minoritaire, de réaliser certains des objectifs qui, à mon avis, sont appuyés par la majorité des Canadiens et des Canadiennes. 

Pour l’instant, toutefois, il faut accorder la priorité absolue au désir de la population canadienne, c’est-à-dire que les partis politiques représentés au Parlement apprennent à mieux travailler ensemble. 

Notre gouvernement respecte ce jugement. Le défi sera de prendre les mesures qui permettront de changer la culture. Pour y arriver, il faudra notamment voir la question du leadership d’un autre œil. 

Ces dix dernières années, j’ai pris part à bien des discussions sur la façon de rendre le Parlement plus démocratique. Mes collègues et moi avons débattu de procédures, de règlements, de processus et de pratiques de toutes les sortes — parfois jusqu’aux petites heures du matin. Quoique je ne veuille surtout pas prétendre que l’exercice n’a pas été utile, je vois maintenant — tous les jours — que cela ne suffit pas.  

La démocratie n’est pas simplement une question de règlements et de procédures. C’est d’abord et avant tout une question de se faire entendre. Une démocratie réussie, c’est une démocratie où les gens — citoyens et parlementaires — ont l’impression que leur voix compte, qu’ils se font entendre dans les processus politiques. 

Cela m’amène à mon argument central. Loin de constituer une faiblesse, la collaboration est un principe démocratique intrinsèque. Il s’agit d’un principe que j’ai intégré à mes objectifs politiques. En effet, je crois qu’en élisant un gouvernement minoritaire, la population canadienne a envoyé à tous les partis politiques le message qu’ils avaient intérêt à en faire autant. 

Notes 

1. « Canadian team builders turn U.S. heads », The Globe and Mail, 28 août 2000. 


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 27 no 4
2004






Dernière mise à jour : 2020-09-14