David Carter
Motions visant à remplacer les affaires courantes,
le Président John Fraser, Chambre des communes, le 14 avril
1987.
Contexte: Depuis quelques années, on remarque chez les partis d'opposition
une tendance de plus en plus marquée à recourir à des tactiques de procédure
pour bloquer un débat. Ces interventions surviennent la plupart du temps pendant
les affaires courantes, soit la présentation de pétitions, le dépôt de
documents, les rapports de comités, etc. Une motion visant à remplacer les
affaires courantes offre une chance au gouvernement d'échapper à d'éventuelles
embûches. Mais la décision d'autoriser une telle motion pose de grandes
difficultés à la présidence. Le 13 avril dernier, le secrétaire parlementaire du
Président du Conseil privé, Doug Lewis, présenta une motion visant à remplacer
les affaires courantes par le débat sur le projet de loi C-22, modifiant le Loi
sur les brevets, qui était à l'étude depuis plusieurs mois. Après avoir entendu
les arguments relatifs à l'admissibilité de la motion, le Président ne
communiqua sa décision que le jour suivant.
Décision du Président John
Fraser : Parmi ceux qui sont intervenus, certains ont parlé de
l'importance de protéger les droits fondamentaux que les affaires courantes
confèrent aux députés. Il se peut, cependant, que les tactiques d'obstruction
ainsi que la limitation déraisonnable du débat enfreignent les droits
fondamentaux en question. Le député de Cochrane–Supérieur, M. Penner, a visé
juste lorsqu'ils a déclaré que les tactiques de procédure dont la Chambre avait
été témoin n'avaient pas grand-chose à voir avec la teneur du projet de loi
C-22. Comme je l'ai précisé clairement hier, la présidence n'est pas le
moindrement intéressée à la teneur du projet de loi. L'effet de ces tactiques
utilisées par l'un ou l'autre parti sur le bien-être de la Chambre des communes
inquiète gravement la présidence, cependant.
La Chambre est saisie depuis presque six mois d'une mesure
législative très controversée, soit le projet de loi C-22, modifiant la Loi sur
les brevets. Ce n'est pas la première fois que la Chambre est saisie d'une
mesure législative controversée, et ce ne sera pas la dernière non plus. Il est
essentiel pour notre régime démocratique que les sujets controversés puissent
faire l'objet d'un débat d'une durée raisonnable, que l'on dispose de toutes les
occasion raisonnablement possibles d'entendre les arguments pour et contre les
sujets en cause, et que des tactiques dilatoires raisonnables soient permises
afin de donner aux adversaires d'une mesure la chance de convaincre le public
d'appuyer leur point de vue. Toute question doit, tôt ou tard, être tranchée et
c'est la majorité que décide. Les règles de la procédure protègent à la fois la
minorité et la majorité, et elles sont conçues pour permettre aux partisans et
aux adversaires d'une mesure de s'exprimer à fond. Elles assurent à l'opposition
un moyen de retarder une décision et permettent aussi à la majorité de limiter
le débat afin d'en arriver à une décision. Ce genre d'équilibre est essentiel à
la procédure d'une assemblée démocratique. Nos règles n'ont certainement jamais
été conçues pour permettre la frustration totale d'une partie ou de l'autre, la
stagnation totale du débat ni la paralysie totale du système.
Le projet de loi C-22 a été déposé le 6 novembre 1986 et lu
une première fois le 7 novembre à la suite d'un vote par appel nominal dans les
deux cas. A cause de la vive opposition soulevée par le projet de loi, on a eu
recours, dans le but de retarder l'étude de la mesure en cause, à des tactiques
de procédure auxquelles le gouvernement a répliqué par des tactiques de
procédure de son cru. Il y a eu sept votes par appel nominal avant le dépôt du
projet de loi, la plupart à la suite de motions dilatoires présentées durant les
affaires courantes, avant que le projet de loi ne soit adopté en deuxième
lecture, le 8 décembre 1986.
Le projet de loi a été renvoyé à un comité législatif qui en
a fait rapport à la Chambre avec des amendements le 16 mars 1987, après 24
séances et 82 heures de débat, comme l'a souligné le vice-premier ministre. De
nombreux amendements ont été proposés à l'étape du rapport à la Chambre il y a
quatre jours jusqu'à maintenant.
Le 7 avril, le ministre de la Consommation et des
Corporations, M. André a donné avis d'une motion d'attribution de temps en vertu
de l'article 117 du Règlement. Cet article du Règlement a été adopté par la
Chambre en 1968 et l'on y a eu recours régulièrement depuis. Il s'agit là d une
procédure légitime à condition qu'on n'en abuse pas, et des gouvernements tant
libéraux que progressistes conservateurs y ont eu recours sans qu'on remette en
doute, sur le plan de la procédure, leur droit de le faire.
Comme les députés le savent, des tactiques dilatoires ont
empêché la Chambre de parvenir à l'appel des motions deux jours de suite la
semaine dernière. Le troisième jour, soit vendredi, le gouvernement s'est engagé
à ne pas proposer sa motion d'attribution de temps au sujet du projet de loi
C-22 et, après entente mutuelle, les affaires courantes n'ont pas eu lieu. Le
débat a malheureusement dégénéré en guérilla tactique. Les adversaires du projet
de loi ont recouru à divers moyens pour en retarder l'adoption à ses étapes
successives. Le gouvernement a réagi en proposant des motions de remplacement
qui ont eu l'effet contraire. De telles tactiques doivent sembler dénuées de
tout sens pour le public qui en est témoin. On utilise nos procédures à des fins
pour lesquelles elles n'avaient jamais été conçues à l'origine, et l'on pourrait
pardonner au public de croire que nos règles sont dénuées de tout fondement
logique.
Dans le genre de situation où nous nous retrouvons, je suis
certain que la négociation constitue la seule façon de parvenir à une solution
satisfaisante. Cependant, lorsque les négociations échouent, la présidence doit
prendre ses propres responsabilités. Un de ses rôles consiste à s'assurer que la
Chambre puisse fonctionner. Cela ne signifie pas qu'elle y joue un rôle
quelconque en aidant le gouvernement à gérer son programme parlementaire. Je le
répète, elle n'a pas pour rôle d'aider le gouvernement à gérer son
programme.
Le projet de loi à l'étude a déjà fait l'objet d'un
important débat. On ne saurait prétendre que les occasions de faire entendre des
objections à ce sujet aient été déraisonnablement limitées. Les affaires
courantes ont été gravement perturbées, ce qui m'inquiète très sérieusement,
comme je l'ai déjà dit.
Je rappelle que, mercredi dernier, j'ai invité les députés à
donner leur avis sur la question à la présidence s'ils le
souhaitaient.
Les affaires courantes constituent un aspect essentiel des
travaux de la Chambre et, si l'on n'en assure pas la protection, les intérêts de
la Chambre et du public qu'elle sert risquent d'en souffrir
gravement.
La proposition de motions dilatoires est une pratique très
récente qui remonte au début des années 1980. Je partage les doutes de certains
députés au sujet de sa validité sur le plan de la procédure. Cette pratique peut
remplacer la présentation de pétitions, retarder indéfiniment le dépôt de
projets de loi émanant tant des simples députés que du gouvernement et bloquer
complètement le débat sur les motions d'adoption de rapports de comité ainsi que
sur les motions d'attribution de temps. Au cours de leurs interventions d'hier,
les députés ont fait valoir ces arguments de façon très efficace. Le député
d'Ottawa–Vanier, M. Gauthier, a soutenu très vigoureusement que, durant les
affaires courantes, un député ne devrait obtenir la parole que pour les fins
prévues à la rubrique en vertu de laquelle l'intéressé veut prendre la parole.
Depuis que les affaires courantes ont été avancées au matin trois jours par
semaine, les problèmes se sont aggravés. Il s'agit, cependant, d'une question plus
générale sur laquelle il faudra se pencher à une autre occasion. La question
immédiate sur laquelle la présidence doit se prononcer est la suivante : la
motion proposée hier par le secrétaire parlementaire du Président du Conseil
privé est-elle admissible ou non?
J'admets que si nous nous en tenions strictement aux
précédents récents, y compris ma décision du 24 novembre 1986, je devrais
déclarer la motion irrecevable. La Chambre se retrouverait néanmoins dans une
impasse d'où elle ne pourrait se sortir seule. Vient un moment où la présidence
doit assumer ses responsabilités. Lorsque les circonstances changent et que les
règles de la procédure ne permettent aucune solution, la présidence doit s'en
remettre à son pouvoir discrétionnaire dans l'intérêt de la Chambre et de tous
ses députés. Il se peut que la présidence doive alors modifier une décision
antérieure ou s'en écarter.
Dans le recours à mon pouvoir discrétionnaire, je crois
avoir l'appui de la tradition centenaire liée à la charge de Président. C'est le
Président Lenthall qui, sous le règne de Charles ler, a déclaré en présence du
souverain que le Président devait avoir la Chambre comme première préoccupation.
En 1881, le Président Brand a mis fin à la paralysie des travaux de la Chambre
en imposant la clôture de son propre chef.
Une autorité éminente de la chose parlementaire, Josef
Redlich, a écrit que le Président a le devoir de servir la majorité : « ... en
maintenant les règles et les usages centenaires et en s'assurant que rien
n'empêche ni la majorité de recourir aux moyens et aux tactiques que l'ordre des
travaux offre aux forts et aux faibles. La protection de la majorité contre
l'obstruction et la protection de la minorité contre l'oppression constituent
deux fonctions semblables de la présidence ».
En interprétant les règles de la procédure, la présidence
doit tenir compte non seulement de leur lettre, mais aussi de leur esprit, et
elle doit se guider sur la règle la plus fondamentale entre toutes, celle du bon
sens.
Le recours aux motions dilatoires comme tactique
d'obstruction est sans aucun doute sanctionné par la pratique parlementaire. De
nombreuses assemblées parlementaires du Commonwealth en limitent cependant
l'usage. À la Chambre des communes britannique, par exemple, le Président a le
pouvoir de rejeter les motions dilatoires s'il a lu qu'elles constituent un abus
du Règlement de la Chambre. Il a par contre le pouvoir de les accepter s'il les
juge justifiées.
Je répète que je suis convaincu qu'il faudrait étudier toute
la question du recours aux motions dilatoires durant les affaires courantes et
qu'il ne faudrait sanctionner aucune procédure qui permette de bloquer
complètement et indéfiniment ces travaux de la Chambre. La sonnerie d'appel des
députés ne remplace pas le débat.
La présente législature a été marquée au
plan de la réforme.
Nous avons été témoins de la mise en oeuvre de changements importants conçus
pour faciliter le déroulement des travaux, accroître les pouvoirs des comités,
améliorer les possibilités qui s'offraient aux simples députés et rendre nos
procédures plus efficaces.
La Chambre a décidé de changer sa façon d'élire un
Président, ce qui témoigne de sa maturité nouvelle. Cependant, la Chambre
a-t-elle atteint une maturité suffisante pour conférer à son Président les
pouvoirs discrétionnaires nécessaires pour contrôler les abus et dénouer les
impasses que la Chambre des communes britannique a conférées à son propre
Président il y a plus d'un siècle? Je crois que oui.
Après avoir étudié sérieusement tous les arguments
présentés, j'ai décidé que la meilleure façon de servir les intérêts de la
Chambre était d'accepter la motion présentée hier par le secrétaire
parlementaire du Président du Conseil privé. Ce faisant, je précise clairement
que ma décision ne sera pas considérée comme un précédent immuable et que la
présidence pourrait, dans d'autres circonstances, juger une telle motion
irrecevable.
J'espère que tous les députés se rendent compte
que l'esprit
de ma décision n'a rien a voir avec la teneur du projet de loi C-22. Seules les
procédures de la Chambre et les répercussions futures de ce que nous pouvons
faire aujourd'hui m'intéressent. Il arrive que des tactiques d'obstruction
puissent constituer un abus du Règlement de la Chambre. De même, les avis de
motion d'attribution de temps présentés après quelques heures de débat
seulement, à n'importe quelle étape de l'étude d'un projet de loi, peuvent aussi
constituer un abus. Cependant, si un tel avis est donné lorsqu'un débat risque
de se prolonger à l'étape du rapport, après qu'un projet de loi a été étudié
longuement et en détail au comité, j'estime qu'il s'agit d'un recours légitime à
l'article 117 du Règlement. Tant les motions d'attribution de temps que les
motions dilatoires peuvent donner lieu à des abus. Lorsque le gouvernement ou
l'opposition usent de telles tactiques, l'équilibre constitue une responsabilité
fondamentale de la présidence.
Je veux préciser clairement à tous les députés que si l'on
invoque la présente décision comme précédent, la présidence l'interprétera à la
lumière des circonstances qui prévaudront alors et dans le but de maintenir
l'équilibre essentiel dont je viens de parler.
J'ai quelques observations à ajouter. Je n'ai
pas eu de
plaisir à rendre cette décision. C'est pourtant la tâche que, dans les
circonstances, les députés m'ont imposée. Je l'ai acceptée dans le respect des
traditions de la Chambre que j'ai essayé de bien exprimer dans ma décision. Je
suis arrivé à la décision que je viens d'annoncer après avoir non seulement
approfondi nos règles et précédents, mais pesé aussi cette affaire avec le plus
de bon sens possible.
Je voudrais toutefois qu'une chose soit bien comprise de
tous les députés, où qu'ils siègent à la Chambre. J'attends de chacun d'eux
qu'il reçoive ma décision telle que je la conçois. Tout simplement, en
'absence de direction claire du Règlement, j'ai dû trancher.
Je voudrais parler d'une préoccupation dont les députés ont
fait état dans le débat sur cette affaire importante. La voici, simplement
exprimée. En conséquence de ma décision, les simples députés pourraient se voir
privés de leur droit d'exposer des griefs aux affaires courantes et, partant, de
voir leurs droits de parlementaires injustement restreints ou même abolis. Je
réponds ceci. Qu'on se tienne pour dit que tant que je serai Président de la
Chambre, le ne laisserai personne, d'un côté ou de l'autre de la Chambre, tirer
parti de ma décision d'une manière qui pourra être considérée comme abusive.
J'ai dû me prononcer. La décision est commandée par les événements. Personne ne
doit présumer qu'elle pourra servir de justification à quelque écart ou
violation que ce soit des principes du franc-jeu.
Ma décision repose en partie sur le jugement du
Président,
je l'admets. Tant que l'on n'aura pas apporté certaines modifications au
Règlement afin d'aider le Président à exercer son jugement dans l'intérêt de la
Chambre, je ne ménagerai pas mes efforts pour essayer de trouver une solution
acceptable aux conflits. II faut, à mon avis, essayer de régler ces différends
inévitables et légitimes en se basant sur nos coutumes, nos règles, nos
précédents et sur autre chose également; j'entends par là quelque chose
d'essentiel pour la Chambre des communes, une chose largement acceptée, mais pas
toujours définissable sur laquelle repose toute notre histoire
constitutionnelle. Je parle de la courtoisie et j'ajouterai peut-être aussi,
comme le l'ai déjà dit, le bon sens qui est relatif, comme la beauté. Il existe
néanmoins un bon sens élémentaire que ceux qui doivent se faire élire ne
comprennent que trop bien. C'est ce qui permet, en dernier ressort, de savoir ce
que des personnes raisonnables jugent acceptable dans certaines
circonstances.
J'ai essayé de rendre une décision mûrement réfléchie. J'ai
aussi essayé de suivre un raisonnement qui repose sur le bon sens même. Je
signale à tous les députés que leur Président ne leur permettra pas d'abuser de
cette décision. J'ose espérer que les difficultés qu'éprouve le Président dans
ce cas-ci inciteront les députés à revoir le Règlement afin d'y apporter
certains changements susceptibles de protéger le caractère sacro-saint des
affaires courantes et les intérêts légitimes de tous les députés.
Je voudrais remercier tous les députés pour leur diligence
et la sincérité avec laquelle ils ont présenté leurs arguments. J'espère que
cette décision, même si elle ne satisfait pas tout le monde, sera acceptée dans
l'intérêt de notre Chambre.
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