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L'année 1986 marque le 60e anniversaire de l'entrée en service de la famille Lewis à
l'Assemblée législative d e l'Ontario. M. Alex Lewis a été greffier de la
Chambre de 1926 à 1954. Son fils Roderick qui lui a succédé, occupe toujours ce
poste. Le présent article s'inspire d'entrevues effectuées par le Service de
recherche de la Bibliothèque législative de l'Ontario et d'une autre entrevue
spéciale accordée, le 27 février 1986, à la Revue parlementaire canadienne.
Pourriez-vous nous parler un peu de votre père
et nous expliquer comment il a accédé au poste de greffier?
Mon père n'était pas de famille riche. En fait, à la mort de son père, il avait dût
quitter l'école pour subvenir aux besoins de sa famille. Il travailla alors
comme journaliste, d'abord pour le journal, World puis, pendant sept ans, comme
rédacteur de l'information locale au Telegram. Ses amis avaient l'habitude de
dire qu'il était le vrai patron politique de Toronto, puisqu'il choisissait en
quelque sorte la liste des candidats qu'appuierait le Telegram aux élections
municipales, le Telegram étant à ce moment-là un journal très influent. Il
travailla ensuite pour le conseil municipal de Toronto où il était chargé de la
location des propriétés de la municipalité. Il fut membre du Conseil scolaire
de Toronto de 1910 à 1914 et servit pendant quatre ans dans les Forces armées
canadiennes à l'étranger, durant la Première Guerre mondiale. Gravement atteint
par de I’ ypérite, en 1918, il mit près de deux ans à se rétablir. En 1920, il
fut élu député de Toronto Nord est à l'Assemblée législative de l'Ontario. Son
parti, le parti conservateur, était à ce moment là dans l'opposition et mon
père acquit rapidement une réputation d'expert en matière de procédure.
Lorsque les Conservateurs prirent le pouvoir en 1923, le premier ministre George
Ferguson lui dit qu'il avait un portefeuille ministériel à confier soit à lui,
soit à M. William Prise. Celui-ci étant alors le plus ancien des deux, mon père
s'inclina. M. Ferguson lui fit alors entendre qu'il y aurait bientôt d'autres
débouches.
Au début de 1926, M. Arthur Sydere, greffier de la Chambre depuis de nombreuses années,
ayant décidé de prendre sa retraite, le premier ministre Ferguson proposa alors
à mon père de choisir entre la sécurité du poste de greffier et un poste de
ministre, s'il était élu aux prochaines élections. Mon père était content
d'opter pour le poste de ministre, mais il avait préféré en discuter avec ma
mère. Elle lui dit : Tu n'as pas perdu une élection jusqu'à présent, mais il v
a un commencement à tout. Pourquoi ne pas quitter quand il en est encore temps?
Il opta donc pour le poste de greffier et ne le regretta jamais.
Comment se fait-il que votre père qui n'était
pas avocat, ait été nommé conseiller du Roi?
Mon père avait l'habitude de dire qu'il regrettait beaucoup de n'avoir pu étudier le
droit. Il était doué pour les questions juridiques et avait écrit un livre sur
la procédure parlementaire en Ontario. Même des avocats venaient lui demander
conseil sur certaines questions d'ordre parlementaire. Le premier ministre
Mitchell Hepburn suggéra un jour à mon père de rédiger un projet de loi
autorisant la Société du Barreau du Haut Canada à l'admettre dans ses rangs,
comme avocat. M. Allan Lamport déposa un projet de loi en ce sens qui fut
étudié en Chambre en mars et avril 1938.
Peu après, mon père reçut une lettre de la Société du Barreau lui demandant de
verser sa cotisation. Il n'en avait pas les moyens et avisa la Société qu'il
n'avait jamais eu l'intention de pratiquer le droit. Les choses s'arrangèrent
par la suite et il reçut une belle lettre du Barreau lui disant que la société
serait fière de le compter parmi ses membres sans qu'il ait à verser de
cotisation.
Le gouvernement avait décidé qu'il ne nommerait aucun conseiller du Roi en 1939,
mais après la publication de son livre, mon père fut le seul à obtenir cette
distinction, cette année là.
Avez-vous toujours eu l'intention de suivre les
traces de votre père et de devenir greffier?
Non, quoi qu'il voulût que je devienne avocat. Il disait volontiers que j'aimais mieux
discuter que manger. Or, je tenais davantage à devenir un artiste commercial
et, mes études secondaires terminées, j'ai travaillé pendant trois ans dans un
studio d'art commercial. C'était alors la dépression et les artistes étaient
parmi les premiers à en souffrir. Comme il était de plus en plus difficile de
trouver un emploi, j'ai décidé qu'il valait peut-être mieux étudier le droit,
après tout,
Mes études terminées, en 1939, j'ai obtenu un emploi à la Direction des droits
successoraux du ministère du Trésor. Ce n'était pas le travail le plus
intéressant au monde et après deux ans, j'ai commencé à chercher un autre
emploi. Un jour le premier ministre Hepburn me convoqua à son bureau. Lorsque
j'y arrivai, il était en compagnie de son chef de cabinet, du trésorier
adjoint, M. Chester Walters, et de mon père. Le premier ministre me dit alors
que le poste de procureur adjoint de la Couronne pour la circonscription de
York était vacant et qu'on avait proposé ma candidature. Il me demanda si
j'étais intéressé à occuper ce poste. C'est ainsi que j'ai passé les deux
années suivantes à représenter le gouvernement devant la justice pénale et les
tribunaux de comté.
C'était la guerre et j'avais quelques ennuis de santé, des calculs rénaux qui m'avaient
empêché de m'enrôler dans les forces armées. je finis
toutefois par obtenir un certificat de santé et je me suis engagé et j'ai
rejoint les forces navales. Une fois terminé mon entraînement à Saint-Jean au
Nouveau-Brunswick, j'ai attendu impatiemment de partir en mer. Comme j'avais
une formation de juriste, on m'a affecté à Esquimalt, en Colombie-Britannique,
où j'ai passé le reste de la guerre à siéger à des commissions d'enquête et à
des cours martiales. Ce n'était pas ce que je voulais, mais dans l'ensemble,
j'ai trouvé cela agréable.
Pendant mon service dans la marine, j'ai été atteint d'arthrite rhumatoïde et j'ai
passé la majeure partie de 1946 à l'hôpital Christie Street. Peu après ma
démobilisation, on m'a offert de me joindre au cabinet juridique du sénateur
Croll. J'ai hésité un moment, à cause de mon état de santé. Par ailleurs, mon
père ne rajeunissait pas non plus et le secrétaire provincial, l'honorable
Roland Michener, cherchait quelqu'un pour le remplacer. En ce temps là, le
secrétaire provincial assumait des responsabilités administratives à la
Chambre. J'ai donc dit à M. Michener que je serais heureux d'être le greffier
adjoint de mon père. Je suis entré en fonction en 1946, presque vingt ans, jour
pour jour, après son assermentation comme greffier.
Peu après votre entrée en fonction, vous avez
assisté à un événement assez extraordinaire : la démission au président de
l'Assemblée, M. Stewart. Pouvez-vous nous en dire un mot?
L'affaire a commencé très innocemment. Un jour, George Doucett, le ministre des Travaux
publics et de la Voirie, demanda qu'on lui réserve quelques fauteuils dans la
tribune du président pour recevoir des visiteurs officiels dont un, au moins,
était un ministre fédéral. Le président Stewart croyait réellement que la
tribune présidentielle lui appartenait et, lorsque la secrétaire de M. Doucett
appela pour faire les réservations, on lui répondit qu'il n'y avait plus de
place.
Doucett s'excusa auprès des visiteurs qui ne semblaient pas plus inquiets que cela. Il se rendit
ensuite en Chambre et, jetant un coup œil vers la tribune présidentielle il
constata qu'elle était pratiquement vide. M. Doucett signala poliment le fait
au président Stewart qui, s'emportant aussitôt, dit au ministre de venir en
causer dans ses appartements où il le pria d'entrer, dès qu'il quitta le
fauteuil. M. Doucett revint quelques temps après en Chambre et murmura à
l'oreille du premier ministre George Drew, quelque chose qui sembla l'irriter.
Quelques minutes plus tard, une enveloppe du cabinet du président arriva à la
table du greffier. Elle était adressée à mon père, qui ne l'ouvrit pas, mais me
dit : je crois avoir ici la démission du président, mais je vais lui donner le
temps de se calmer. Et il mit l'enveloppe dans sa poche.
Quelques minutes plus tard, une note arriva de la tribune de la presse demandant à mon
père s'il avait reçu la démission du président. Il répondit par une autre note,
disant qu'il n'était pas au courant d'une démission quelconque. Le manège dura
tout l'après-midi. Entre-temps, la lettre était restée dans sa poche. Le soir,
le président Stewart fit une déclaration à la presse et on ne pouvait plus
cacher l'affaire.
Le lendemain matin, mon père appela le premier ministre Drew pour lui dire qu'il
avait reçu la démission du président et qu'il tiendrait des élections pour
choisir un remplaçant. Le premier ministre proposa la candidature de James de
Congalton Hepburn et demanda au chef de l'opposition, Farquhar Oliver,
d'appuyer la motion. Oliver répondit Non, nous avons, je crois, d'autres idées
en tête.
Cet après-midi là, le 24 mars 1947, mon père fit part aux membres de la Chambre de
la démission du président. M. Oliver objecta que le président avait été élu par
un vote de la Chambre et que sa démission devait, par conséquent, faire l'objet
d'une résolution de cette même Chambre. Mon père déclara que ceci était
contraire au règlement, citant à l'appui Arthur Beauchesne, le grand expert
parlementaire.
Oliver proposa alors que la Chambre refuse la démission. Mon père répéta que cette
motion contrevenait au Règlement. M. Oliver en appela de cette décision et
reçut l'appui de la Chambre par 53 voix contre 17. George Drew proposa alors la
candidature de Hepburn, sur quoi, Oliver proposa une modification, alléguant
que Stewart avait encore la confiance de la Chambre. Pour éviter un vote sur
cette question, Drew demanda à M. Stewart s'il acceptait la nomination.
Celui-ci répondit qu'il ne voulait pas susciter de controverses et il se
retira.
Vous avez été greffier sous douze présidents
différents. Quelles sont, à votre avis, les qualités requises pour faire un bon
président?
D'abord, un bon sens de l'humour. Lorsqu'un président se prend trop au sérieux, il
s'expose à des difficultés. Un bon président peut, d'une boutade, désamorcer
une situation tendue.
Un bon président doit aussi être juste. Il doit persuader les députés que ses
décisions sont absolument impartiales quel que soit le parti auquel il appartienne.
Il doit, au besoin, faire preuve de fermeté, tout en admettant qu'il est humain
et qu'il peut se tromper. Il ne doit pas se laisser influencer par les députés.
Il doit se montrer fort. À mon avis, il est très avantageux de choisir un
avocat comme président, bien qu'il n'y en eût qu'un seul durant tout le temps
ou j'ai exercé mes fonctions. L'avocat a, sur d'autres, l'avantage d'être
habitué a interpréter la loi.
Le président doit se garder entre autres choses de noter qui est présent en
Chambre ou encore, qui vote pour ou contre une motion donnée. Le président
demande simplement à la Chambre si elle est d'accord sur une motion. S'il
entend quelqu'un dire non", il pose alors la question : pour et contre. Il
proclame ensuite le résultat, selon les probabilités. J'entends par là que, si
le gouvernement jouit d'une majorité importante, il dira habituellement que le
parti gouvernemental l'emporte, quel que soit le nombre de députés
effectivement présents ou le volume de leur voix. Bien entendu, si cinq membres
se lèvent, il procédera à un vote nominatif.
Certains députés ne semblent pas bien comprendre ce principe. Un ancien député croyait
que s'il y avait en Chambre, un plus grand nombre de députés de l'opposition,
le président devait décider en leur faveur. Aussi avait-il coutume de crier de
toutes ses forces : Ne savez-vous pas compter, Monsieur le président?
Quelles sont, selon vous, les qualités
essentielles d'un greffier?
Ce sont, essentiellement, les mêmes que celles d'un président, sauf peut-être le sens de
l'humour! Certaines qualités me viennent à l'esprit : patience, énergie,
fiabilité, intégrité et ainsi de suite, mais la principale est peut-être le
sens de la tradition, car le greffier doit respecter avant tout la tradition
parlementaire.
Pourriez-vous nous faire quelques brèves
observations sur quelques-uns des présidents et premiers ministres que vous
avez connus dans l'exercice de vos fonctions?
Mis à part Stewart qui a démissionné, le plus célèbre a été Cooke Davis, le second
président à obtenir deux mandats consécutifs. Il avait si bien rempli son
premier mandat que le premier ministre Leslie Frost décida de rompre avec la
coutume établie de changer de président après chaque élection.
Fred Cass, qui était avocat, maîtrisait parfaitement les détails techniques et
juridiques, mais il avait tendance à irriter les députés. Pour Wally Downer,
c'était juste le contraire. Pasteur anglican, il jouissait d'une grande
popularité. Il avait une voix et une présence magnifiques. Ses décisions,
semblaient descendre de l'Olympe. Il pouvait faire ce qu'il voulait à la
Chambre, tant était grande sa popularité. jack Stokes
eut plus de difficultés, car il présidait un parlement minoritaire et faisait
partie de l'opposition. Il s'emportait facilement; il réussissait naturellement
à se maîtriser, mais devenait tout rouge. Il avait par contre la faculté de
faire rire la Chambre.
Et qu'en était-il des premiers ministres?
Je les ai tous connus depuis Drury, qui dirigeait les United Farmers en 1920. Ferguson
avait un esprit très vif. C'était un grand orateur. George Henry était sincère
et honnête, mais comme il était très riche, il avait un peu de difficulté, je
crois, à comprendre l'homme de la rue. Hepburn était brillant, vif, mais
instable. Il s'était disputé avec les membres de son propre cabinet et avec les
libéraux fédéraux avant de finalement démissionner. Frost était
particulièrement habile à acheminer une mesure législative en Chambre. Il était
patient, méthodique et, bien sûr, jouissait toujours d'une importante majorité.
On l'appelait le Père Ontario et il n'était nullement intéressé à entrer dans
l'arène politique fédérale. En outre, il décidait de tout, contrairement à son
successeur John Robarts, qui déléguait les pouvoirs à ses ministres, se
contentant d'être une sorte de président de conseil d'administration. J'avais
beaucoup d'admiration pour M. Robarts, mais il n'était pas du calibre de M.
Frost. Bill Davis avait une mémoire extraordinaire. Il suffisait de lui dire la
chose une fois. On lui doit d'avoir modernisé l'administration de l'assemblée
législative en créant la Commission Camp et en appliquant ensuite bon nombre de
ses recommandations.
Certains disent que la politique en Ontario est
insipide, mais vous avez dû rencontrer, au cours de votre mandat, quelques
personnages hauts en couleurs?
Je citerai, pour commencer, le député A. A. MacLeod, l'un des deux députés de
gauche élus après la guerre. Ils étaient l'un et l'autre affiliés au parti
communiste, mais comme celui-ci était interdit, ils se faisaient appeler
travaillistes-progressistes. A. A. MacLeod excellait dans le débat. Lui et
George Drew ne pouvaient pas se voir. Lorsque Tom Kennedy succéda à Drew en
qualité de premier ministre intérimaire, MacLeod l'accueillit en disant:
Lorsque le grand chef blanc (Drew) était ici, le présent premier ministre
venait au second plan. Ils me rappelaient tous deux "arsenic et vieille
dentelle". Maintenant que nous nous sommes débarrassés de l'arsenic, nous
espérons que ce sera un mandat de vieille dentelle. Après sa défaite, M.
MacLeod finit comme rédacteur de discours pour le premier ministre Frost.
Kelso Roberts était un peu excentrique. Il aimait les gadgets. Un jour, il apporta
avec lui un projecteur miniature qu'il utilisa pour projeter des notes sur un
petit écran installé sur son bureau. Il se maria et eut un enfant sur le tard,
ce qui lui faisait dire qu'il avait droit en même temps à la pension de
vieillesse et à l'allocation pour enfant. Il se montrait parfois entêté. Il
essaya un jour de me persuader que les députés provinciaux devaient voyager
gratuitement en train tout comme les députés fédéraux, étant donné que les
trains qui traversaient la province relevaient de la compétence provinciale.
C'était faux, mais il ne voulait pas en démordre.
Farquhar Oliver était un orateur magnifique. Issu du milieu agricole, il n'avait pas
reçu une éducation très poussée. Élu à l'âge de 22 ans, il servit pendant 40
ans avant de prendre sa retraite.
Wally Downer resta en fonction presque aussi longtemps (19371971) mais vers la fin,
il prenait trop de choses pour acquises. En 1971, il s'attendait à être nommé
chef de son parti par acclamation; en fait, sa candidature ne fut même pas
retentit,. Il aimait jouer au poker et organisait
souvent une partie dans une arrière-chambre, pendant que l'assemblée siégeait
tard en soirée. Cette arrière-chambre était surnommée le Sénat et il disait
parfois qu'il lui fallait quitter la Chambre pour se rendre au Sénat.
Il y eut aussi d'autres moments amusants comme celui ou Fred Edwards occupait le fauteuil du
président à l'occasion d'une séance plénière de l'assemblée. Parfois, en
soirée, il devenait un peu agressif et ordonnait aux gens de s'asseoir. Donald
MacDonald s'étant levé pour prononcer un discours, M. Edwards le rappela à
l'ordre. MacDonald, étonne, car il était tout à fait dans son droit, lui
demanda de justifier son interpellation. M. Fdwards s'étant tourné vers moi, je
répondis Dite lui qu'il manque de respect pour la présidence.
Je devrais peut-être terminer ces propos avec une histoire concernant un député
libéral élu en 1945. C'était un dur qui buvait volontiers un peu sec. George
Drew s'adressant un soir à l'opposition dit : Un jour, vous verrez clair.
Sur quoi, le député en question se leva brusquement en criant : je vois clair, je vois
clair. Lorsque la Chambre s'ajourna quelques heures plus tard, il lui fallut
trouver quelque chose à dire aux journalistes. Il leur déclara donc qu'après
réflexion il se sentait plus d'affinité avec le gouvernement qu'avec son propre
parti. Il s'est même levé en Chambre le lendemain pour demander au parti
gouvernemental s'il était prêt à l'accepter dans ses rangs. Sa demande fut
suivie d'un long silence.
Mais si je me souviens bien, il commença effectivement à voter avec le gouvernement et
posa sa candidature comme conservateur indépendant aux élections suivantes. Il
fut défait.
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